Telle aura toujours été l’expression incitative que lui adressaient constamment ses deux soeurs cadettes lorsqu’elle était petite fille et même bien après. Cela lui convenait parfaitement parce que, bien qu’assez timide, elle y entendait aussi à chaque fois son prénom résonner, ce qui l’encourageait, me disait-elle, à prendre la parole. Elle s’en est souvenue, lorsque le cancer du sein s’est déclaré dès la trentaine, elle qui avait déjà ses deux filles. Séparée, puis divorcée, bibliothécaire dans une municipalité, elle dût subir, avec ravages - car elle était d’une beauté que l’on remarquait -, radiothérapies, tumorectomie, chimiothérapies, puis mammectomie, puis encore chimiothérapies, le regard rivé, avec ses médecins cancérologues toujours imperturbablement confiants en sa présence, sur les marqueurs et leur macabre danse de Saint-Guy.
Elle ne me fut pas adressée à mon cabinet de psychanalyste par les chirurgiens du service de chirurgie gynécologique et sénologique de la Pitié-Salpêtrière, dont j’étais, à cette époque, le « psychanalyste attaché », mais elle le fut par une infirmière sensible à ses dires, qui venait de quitter ledit service mais avait compris que, pour cette femme, la rencontre avec un psychanalyste était pour elle chose essentielle autant qu’urgente.
Même si parfois elles se côtoient ou se croisent autour d’un patient, la psychanalyse et la médecine cancérologique, l’oncologie, n’ont aucun rapport disciplinaire. Le plus souvent elles s’ignorent. Leurs praticiens, cancérologues et psychanalystes, formés exclusivement à l’opposé les uns des autres, vivent, pensent et agissent dans des mondes antipôlaires qui ne se rencontrent à peu près jamais. Le médecin pratique une clinique du regard, là où le psychanalyste met en œuvre une clinique de l’écoute. Le premier est dans le visible d’un corps dénudé et de l’imagerie médicale objectivante, du champ opératoire, de la pièce anatomopathologique et des résultats chiffrés des marqueurs ; le second est dans l’invisible d’un corps qui restera vêtu, où seule la parole du sujet va pouvoir rendre audible - cette sorte de visibilité que seule le dire fait exister -, rendre audible une souffrance qui ne se réduit plus ici à la douleur.
« Oh ! Dis-le » entreprit tout de suite de se rendre « au-di-ble », c’est-à-dire de me parler librement comme une analysante ordinaire : de son histoire, de sa mère elle-même atteinte d’un cancer du sein, de ses sœurs, de son père absenté depuis son adolescence, de ses filles et de son ex-mari. Plus tard de son amant de plus de vingt ans son aîné, rencontré dans une soirée très parisienne, personnalité publique reconnue du domaine de la musique et du spectacle, tombé fou amoureux d’elle. Son analyse durera un peu plus de quatre années, seulement interrompue par les interventions chirurgicales et les lignes de chimiothérapies, les jours de repos pour trop grande fatigue, les jours de grands voyages échevelés où l’entraînait son amant - je me souviens du yacht qu’il avait loué pour elle, à plusieurs reprises, et le risque fou qu’ils avaient pris en naviguant la nuit sans connaissances maritimes particulières, dérivant dans la tempête entre la côte d’Azur et les Iles du Levant - . Mais, bien sûr, psychanalyse définitivement arrêtée par son décès.
Lorsqu’ « Oh ! Dis-le » n’eut plus la force de venir à mon cabinet et fut, jusqu’à sa mort, comme domiciliée dans une chambre de l’Institut Gustave Roussy pour y subir, sans relâche, les soins que les oncologues avaient encore décidé-programmé pour elle, c’est moi, le psychanalyste, qui me déplaçais pour que, plusieurs fois par semaine, elle puisse bénéficier de ses séances d’analyse. C’était son souhait. Avant ou après ses séances, très musicienne – elle jouait, jusqu’à ces derniers temps, de la guitare de jazz, chantait et faisait des claquettes en compagnie de son amant dans les caves à la mode dans le quartier des Halles à Paris -, elle « nous » récompensait, disait-elle, du travail accompli en me jouant un petit morceau de guitare et chantant quelques paroles d’une chanson. Elle fut toujours d’une présence agréable, vive, souriant de tout, mais très profondément anxieuse et ce, bien avant la déclaration de son cancer du sein, comme elle me l’avait avoué.
Que voulut-elle me confier, comme exclusivement m’étant destiné, à moi, un psychanalyste, son psychanalyste ? L’analyste, cet étrange étranger, et qui doit le rester pour l’analysant quoiqu’il arrive, d’un bout à l’autre de la relation analytique. Le psychanalyste à qui, non pas on doit, mais à qui l’on peut tout dire, ce qui n’est, bien entendu, pas la même chose, qui est là pour recueillir cette parole, unique, subjectivement unique, singulière.
Ceci, le vendredi 29 septembre, à l’IGR :
Elle m’annonce ce jour-là, tout de go, qu’ici, avec moi, dans mon cabinet réduit à sa chambre d’hôpital, elle veut « perdre » ! Je m’entends m’abstenir d’un : « Quoi ? perdre quoi ? »
Elle enchaîne… « Hypnotisés, nous dansons tous, oui tous !, nous dansons tous sur des cadavres » et, se rencognant dans son lit qui me fait face, elle me jette : « Vous le savez comme moi, le non-dit, la transgression, l’illusion, l’étrangeté affleurent derrière toute chose comme si tout était recouvert d’une peau, et il suffirait de pouvoir passer dessous pour atteindre ce qui est réel, mais on n’y arrive pas, alors, il faut chercher toujours un moyen de passer à travers. »
« Cette peau voile, me dit-elle, voile ce qui ne peut se voir » (sous peine d’aveuglement, me dis-je ?). Elle se compare alors à un…périanthe (ensemble des enveloppes - calice et corolle – situées autour des organes reproducteurs de la fleur). Elle épelle le mot, assez dubitative au demeurant sur mon niveau de connaissance botanique.
« Vous ne semblez pas vous rendre compte que je progresse par vagues, longues ou courtes, fuyant comme la peste les poncifs. Et lorsque je tombe, tels nous ici, dans un lieu commun, je présente mes excuses assorties d’un "Comme on dit". »
"Comme on dit", dis-je, première ponctuation, essai d’aiguillage posé là pour voir si ça change de voie/voix ?
"...Comme on dit PERDRE ! "
Alors m’éclaire-t-elle :
« Perdre, c’est être privé. Quand je perds, je suis privée de quelque chose, de la disposition de quelque chose, de sa possession. »
« De quelque chose… ? », dis-je.
« De quelque chose…, en fait non…, surtout, essentiellement de quelqu’un. »
« Oui, à ce moment je cesse d’avoir. Je cesse d’avoir une partie, un bout, comme un petit-bout-de-moi, de soi, de mes facultés physiques ou morales à moi, comme on dit, ou même une habitude à laquelle je m’étais, allez savoir pourquoi, comme habituée. Je sais, c’est un savoir combien de fois refusé, que je peux perdre mes cheveux, pire : la vue ! Mais je peux perdre tout simplement ma gaieté, ou plus cruellement ma beauté. Ce que je devrais perdre plutôt, et au plus tôt, c’est l’habitude de boire, "la bite rude", je dis ainsu quand j’en ai un dans le nez, dans le nœud quoi ! En disant cela comme ça je perds un peu la tête… « de nœud », ajouta-t-elle presque imperceptiblement.
Mais elle se reprenait déjà : « Perdre la tête c’est devenir fooolle (elle le dit ainsi). Je préfère perdre au sens de cesser d’avoir, un bien par exemple, ou même un avantage. »
Elle se tait maintenant. Quelques minutes qui me paraissent longues. Elle reprend : « Bien sûr, je peux tout simplement perdre de l’argent, je peux perdre ma place (quelle place ?, murmure-t-elle). Je peux égarer mon briquet, je dirai que je l’ai perdu, en fait je peux seulement le laisser échapper…dans la poche de mon voisin : pas vue et pas prise ! »
« C’est tout autre si je perds mon sang. Là je me sens vue ET prise ! Oui, oui, bien sûr, entendez-le au sens sexuel du terme : prise, bien prise…Moi qui croyais prendre (dit très sourdement). Et quand je suis "prise", je ne peux plus vivre, car je ne peux plus contrôler. Je ne peux vivre, je ne peux suivre que si je contrôle. Je perds alors mon chemin. Et comme disait jadis mon père, "j'y perds mon latin" ».
« C’était sa façon à lui de ne plus comprendre. Moi, je dis que je perds pied. Je dis cela quand je cesse de percevoir, par exemple quand je perds le fil d’un discours. Je dis rarement de quelqu’un que je l’ai perdu de vue car j’y entends immédiatement que je pourrais y perdre la vue, c’est-à-dire que je me vois de ne plus jamais voir. »
« Mais perdre c’est aussi, et plus radicalement pour moi, être quittée par quelqu’un. Perdre un ami, une amie, être privée d’un être cher par la mort. La MORT ! »
Alors, envahie par l’affect, elle dit : « Je ne supporterai jamais de perdre mon père ! » Puis elle se reprend, ajoutant : « Perdre c’est aussi mal employer quelque chose, comme perdre son temps. On me dit : "ne perds pas ton temps à faire une analyse !" Mais perdre c’est encore perdre une occasion (de faire mon analyse), c’est-à-dire la laisser s’échapper… »
Je me surprends à dire, bien vite, un : "Oui !"
Elle n’en fait pas trop cas et, encore, reprend : « Perdre, c’est avoir le dessous dans une compétition, voire une lutte ou un combat. C’est perdre la partie, un procès aussi. »
"Hum", dis-je...
Elle s’échauffe, elle affine : « Perdre, ce peut être également porter un préjudice matériel ou moral à quelqu’un. C’est-à-dire chercher à perdre quelqu’un, parfois même littéralement le corrompre. Je sais qu’un jour mes mauvaises fréquentations risquent de me perdre… »
« Je m’imagine que si je perds je suis vaincue, je m’imagine… Je peux perdre "gros". Mais je peux me perdre aussi, dans les détails notamment, comme dans la forêt…, des mots ! Je peux tellement être absorbée par la lecture qu’alors, je le sais, j’arrive à m’oublier (comme on dit). Bien que je m’aperçoive que c’est quand même dans mes rêves que je m’oublie le…plus (j’allais dire "le mieux"). »
« En fait, je pense que tout ce qui devient obsolète aussi se perd, une tradition par exemple ; il arrive un jour où elle disparaît. Horreur ! Est-ce que le navire se perd à l’horizon, ou bien est-ce qu’il s’abîme ? »
« Les poires, les pommes (comme moi !) lorsqu’elles s’abîment se perdent. Je dis "comme moi", car je suis une belle poire. Il y a quatre ans, j’ai manqué sortir du droit chemin, de me corrompre, comme on dit : j’ai manqué me perdre, perdre ma vie, mourir, quoi ! à cause d’un sombre voyou, ce qui m’a décidé à venir vous consulter… »
« Bon, dis-je, on se revoit mardi ? »
Je ne me souviens pas vraiment de sa réponse…
« Oh ! Dis-le » est décédée le mardi 3 octobre.
Plusieurs jours après j’ai reçu l’une de ses sœurs, puis son amant. Tous deux furent violemment agressifs, quérulents même, à mon endroit : ils avaient pensé que j’aurais pu, j’aurai du, que je DEVAIS, disaient-ils,…la sauver !
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