Depuis quelques années déjà, la société post-industrielle produit en masse des biens et des objets à consommer. Elle crée des besoins nouveaux, de technologies, de loisirs, etc.
Cette multiplication des besoins s’assortit d’une croyance en la possibilité de leur satisfaction immédiate et totale, nouvel impératif soutenu par une idéologie issue des techniques industrielles et diffusé par le relais médiatique.
Autrefois, la marchandise était directement offerte à la convoitise, à l’étal, au marché, dans l’échoppe. Maintenant, la promotion de l’objet privilégie l’image au dépens de toute présence matérielle. Seule la pulsion scopique - autrement dit le regard -, est convoquée dans cette exhibition de l’image de l’objet. Et ce qui caractérise cette exhibition, c’est l’incessante répétition en tous lieux et tous moments, dans le public et dans le privé, de l’intrusion des images d’objets.
Aujourd’hui, le slogan « Je veux tout et tout de suite », largement utilisé par les publicitaires, fonctionne comme mot d’ordre pour la nouvelle morale sociale. Celle-ci légitime la satisfaction immédiate de cette demande par la production de multiples objets destinés à combler cet impérieux : « Je veux ! ».
La vive réaction actuelle de la jeunesse ne sort pas de cette épure que symbolise le slogan « Je veux tout et tout de suite ». Le pouvoir de la révolte estudiantine, qui peut aller jusqu’à faire plier la détermination d’un gouvernement, repose sur la même insistance pulsionnelle individuelle, soumise ici à deux conditions. La première, classique, est la dimension de massification du « Je veux » ; la seconde, nouvelle et toujours surprenante, se reflète dans la capacité à être portée par l’image médiatique. La révolte estudiantine cherche et trouve ainsi à auto-satisfaire le « Je veux tout et tout de suite », puis, d’elle-même, elle se dissout, maîtrisant alors d’un bout de la chaîne à l’autre le circuit pulsionnel, dont se fait écho et miroir le commerce médiatique devenu condition sine qua non à sa réussite.
Je fais l’hypothèse que le rapport à l’objet - autrement dit notre relation à toute chose, à toute idée, à toute personne dans notre société -, qui nous est présenté dans la société post-industrielle d’aujourd’hui, par l’intermédiaire des Média, se construit sur le mode d’un rapport toxicomaniaque.
Je désigne le rapport toxicomaniaque comme un rapport où l’objet s’impose - indépendamment de la volonté -, au sujet. Autrement dit, l’objet, en quelque sorte, fait constamment intrusion dans le sujet.
L’image de l’objet - c’est-à-dire de toute chose, idée, personne… -, présentée par les différents Média est vue par le sujet. Ce rapport sujet-image s’organise selon une double modalité :
- L’image de l’objet s’impose au sujet comme la fixité d’un regard. Le sujet peut même dire, à l’instar des drogués, des buveurs ou des fumeurs : « la drogue / l’alcool / le tabac / le sexe / la jeu / etc.,…ça me regarde ! ».
- Mais ce regard de l’image de l’objet s’accompagne d’un dire anonyme qui a, pour le sujet, effet de paroles imposées. A preuve, bien souvent, au détour d’une phrase, à l’insu du sujet, ces paroles lui reviennent automatiquement. Confer les différentes et célèbres campagnes du type : « Un verre, ça va ; trois verres, bonjour les dégâts ! » ou « La drogue, c’est de la merde ! », dont chacun a pu remarquer la parasitage de ces slogans dans la vie quotidienne, sans que les effets attendus en soient pour autant réalisés.
Comment, dans notre société qui légitime l’impératif, dans l’immédiateté, de la satisfaction des besoins, la question de la limite, c’est-à-dire du MANQUE, peut-elle symboliquement fonctionner ?
Je rappelle ici que l’exemple princeps du manque pour un être humain est celui de son identité sexuelle qui l’expose, comme sujet, s’il se range dans la catégorie « homme », à ne pouvoir le faire, en même temps, dans la catégorie « femme ». Par exemple, les problèmes d’identité sexuelle, tel le travestisme, sont de ce ressort.
La nature du manque, qui vient d’être évoqué, permet de mettre en évidence l’inadéquation des réponses aux demandes sans limites. Il est en effet bien connu des éducateurs et des parents que tous les jouets donnés n’apaisent jamais la demande de l’enfant, dont l’intérêt pour chaque nouveau jouet décroît proportionnellement à l’angoisse qui émerge dès son acquisition : d’où la réitération incessante de la demande.
Si la Prévention se construit sur le mode du rapport toxicomaniaque implicite qui existe dans l’image médiatique, déniant toute limite, toute satisfaction autre que pulsionnelle sur le mode de l’avoir, quel peut être l’effet de cette Prévention ?
Ainsi, si l’on s’accorde à reconnaître que la Prévention s’adresse prioritairement aux populations dites « à risques » - autrement dit à ceux ou celles dont le mode de rapport à l’objet est déjà par trop pulsionnel, sans limites, ne pouvant tolérer en aucune manière que la satisfaction soit différée (précisons l’hétérogénéité radicale entre le pulsionnel et le registre de la volonté) -, que fait-on en leur proposant l’injonction à ne pas consommer, laissant alors inentamé le rapport à l’objet ?
Il serait enfin temps de permettre une réflexion d’ensemble sur la consommation et sur la prévention qui ne se construise plus uniquement à partir des bons sentiments, des conseils, de l’appel à la responsabilité, à la volonté, voire à la menace…, dont, tout en reconnaissant à l’occasion le bien fondé, il faut aujourd’hui admettre leur inocuité dans un domaine pour lequel seule la prise en compte de la structure inconsciente du processus doit ouvrir sur une autre compréhension de ce rapport toxicomaniaque.
C’est par le passage à cette autre compréhension qu’un nouveau modèle de prévention doit pouivoir s’élaborer pour l’action.
Un nouveau paradigme de la prévention pourrait être ainsi construit pour l’action. lequel permettrait le passage, selon les formules suivantes, de l’image médiatique et de la prévention, vers une nouvelle prévention :
- L’image médiatique : « Il y a du tout à avoir, il suffit de vouloir. »
- La Prévention : « Il y a du tout à ne pas avoir, il suffit de ne pas vouloir. »
- La nouvelle Prévention : C’est parce qu’il y a du « pas-tout »,…que je suis. »
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Jean-Michel LOUKA
psychanalyste