En cette année 2007, la communauté scientifique des Sciences Humaines célèbre la personne et l’œuvre d’un très grand Médecin, Henry Ey, qui nous a quitté voici trente ans. Le grand clinicien nous a laissé une œuvre considérable dans le domaine de la psychiatrie, de la psychopathologie, et de la pensée sur l’homme.
Il a apporté un renouvellement très important de la conception des troubles psychiques et psychosomatiques, et nous a donnée une conception de l’homme prenant en compte les nombreuses données des différentes sciences humaines, histoire, biologie, médecine, sociologie, psychologie et philosophie. Il a joué un rôle considérable dans le développement et l’application des conceptions humanistes, à partir d’une réflexion clinique prenant en compte tous les aspect de l’homme. Son œuvre qui concerne les domaines de la pratique clinique, de la recherche et de l’enseignement a formé des générations et des générations de cliniciens. Et elle continue, au milieu des remous de ces dernières décennies à être la référence fondamentale de la psychiatrie dynamique.
Nous nous proposons d’attirer simplement l’attention sur l’envergure de l’homme et les principaux aspects toujours actuels de son œuvre. Henry Ey alliait toujours les préoccupations les plus quotidiennes et les projets les plus organisés. Fondateur de l’association Mondiale de Psychiatrie, il s’avait être à l’écoute des plus petits et des patients les plus démunis sur le plan psychique et social. Nous présenterons les principales dimensions de sa biographie et les grands traits de son œuvre qui concerne toute personne qui veut réfléchir sur le destin de l’homme
Une existence créatrice
Henri EY est né en ROUSSILLON en 1900 dans un milieu de vignerons où son grand-père avait exercé la médecine Il fait ses études secondaires au collège de Sorrèze dans le Tarn collège bien connu pour bénéficier de l’enseignement des Bénédictins puis des Dominicains.
Il commence ses études de Médecine à Toulouse et vient les poursuivre à Paris où il étudie aussi la Philosophie à la Sorbonne. Interne des Asiles - selon la dénomination d’alors- du Département de la Seine en I925 ouis chef de clinique à la principale chaire de l’Université de Paris,il rencontre autour de ses maîtres des psychanalystes qui fonderont plus tard la Société Psychanalytique de Paris, et aussi des brillantes personnalités qui créeront avec lui le mouvement de l’Evolution Psychiatrique, notamment le grand phénoménologue Eugène Minkowski. Il suit les cours de pierre Janet.
Après son admission au concours, il prend en I93I un poste de chef de service à Bonneval, dans le département d’Eure-et- Loir et il fera toute sa carrière dans cette institution, actuellement Centre Hospitalier Henri Ey. Installé dans l’ancienne abbaye Saint-Florentin, il en appréciera à la fois la qualité de l’environnement et la proximité de Paris où il était très présent pour les rencontres scientifiques et la formation des jeunes, étudiants et médecins.
Dans les années très difficiles de la guerre, il fut très actif du point de vue militaire et hospitalier. Il put tout de même organiser dès I942 des rencontres scientifiques à Bonneval qui seront poursuivies par la suite avec la participation de grandes personnalités. C’est dans ce contexte que se fit la grande confrontation avec son camarade d’internat J. Lacan. Il comprit sitôt la fin de la guerre la nécessité de mettre en œuvre la reconstruction de la psychiatrie française du point de vue matériel et humain.
Il s’attacha aussi à développer très vite après la guerre les contacts internationaux et il organisa à Paris dès I95O le premier Congrès international de Psychiatrie qui fut transformé, du fait du succès obtenu, en Association mondiale de Psychiatrie dont il fut l’ardent secrétaire général pendant une longue période. Il s’attacha constamment à alerter très fortement les autorités internationales sur l’utilisation abusive de la psychiatrie à des fins de répression politique dans la période dramatique la domination soviétique. Il s’attachera aussi à dénoncer les graves contresens de l’antipsychiatrie pour des raisons scientifiques et pour le respect de la dignité de l’homme malade.
Il put transmettre toutes ses démarches scientifiques et philosophiques dans l’œuvre considérable des « Etudes Psychiatriques « qui représente un monument des diverses approches de la maladie mentale et de la compréhension de l’homme. Ces études ont pu être rééditées cette année grâce au travail considérable des animateurs de la Fondation Henri Ey de Perpignan.
Il organisa de nombreuses rencontres à Bonneval et à Paris sur le problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses, sur l’inconscient et le conscient. Il écrivit de nombreux ouvrages et son manuel de Psychiatrie et psychopathologie, attendu depuis longtemps, et constamment réédité fut accueilli avec un très grand intérêt dès I96O. Ses travaux portent notamment sur le délire, les hallucinations - son traité des hallucinations est un chef d’œuvre – sur la schizophrénie et l’épilepsie, mais aussi sur l’ensemble des troubles psychiques, névrotiques et même criminologiques.
Il eut toujours le souci de mettre en perspectives les différentes disciplines, clinique, psychiatrie, psychopathologie, psychologie, sociologie, philosophie. Nous citerons comme exemple sa participation active au célèbre colloque de la Société internationale pour l’étude de Husserl et de la Phénoménologie sur « l’homme agissant » en I975 dans les rencontres brillantes avec Paul Ricœur, Georges Lentéri-Laura, Henri Maldiney, Emmanuel Levinas, Pierre Fédida, le cardinal Karol Wojtyla et Madame A. Tymieniecka « à la recherche de l’irréductible dans l’homme ».Jean-Paul II le reconnaîtra d’ailleurs comme l’un de ses maîtres français. Il s’attachera à affirmer une conception de l’homme globale contre toutes les conceptions réductionnistes qui étaient en train de s’installer et de croître en cette période des années I96O- I975 dans un désir d’impérialisme forcené. Il intègrera dans son œuvre les apports de Freud, mais il sera très attentif à dénoncer les courants réducteurs issus de l’œuvre du célèbre viennois et particulièrement développer en France.
Il eut une retraite très active continuant à mettre en place ses travaux dans sa maison du Roussillon, et à apporter une formation aux plus jeunes dans sa région jusqu’à son décès survenu en I977.
L’ŒUVRE CLINIQUE, ANTHROPOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE.
Cette œuvre concerne toute personne qui veut comprendre l’homme, et nous en développerons les dimensions générales et non les aspects spécialisés.
Les principales caractéristiques de l’œuvre de Henri EY doivent se comprendre à partir de la prise en compte des nombreuses disciplines des sciences humaines permettant de saisir les différents aspects de l’homme malade et les dimensions anthropologiques éclairant la conception de l’homme global. Nous avons vu dans toute son existence son intérêt pour la psychopathologie, la psychologie, la sociologie, l’histoire, les domaines de la vie spirituelle etc… Dans toute l’organisation de ses travaux et de ses références, Henry EY est pénétré de neurologie anglaise et de philosophie allemande (C.J. Blanc) et il a la génie français de la synthèse fulgurante, de la sériation des idées et des valeurs essentielles. Et à notre époque, la psychopathologie cognitive comme les fonctionnalistes de l’approche computationnelle et de l’intelligence artificielle auraient tout intérêt à s’éclairer de ses conceptions, comme le font d’ailleurs certains chercheurs.
Sa conception consiste essentiellement, selon sa propre définition « dans sa capacité de synthèse des points de vue organogéniques et psychogéniques. Cette conception est en effet organogénique en ce sens qu’elle postule par hypothèse un désordre organique comme processus générateur ‘facteur d’immaturation ou de dissolution). Elle est psycho dynamique en ce sens que les maladies mentales y sont considérées comme une organisation à des niveaux inférieurs de la vie psychique qui entre comme agent constitutif de la structure des symptômes et donne un sens à chaque forme d’existence pathologique ».
Nous pouvons retenir et mettre en évidence quelques grandes idées accessibles à toute réflexion dans l’œuvre de Henri Ey et très bien soulignées par Robert Palem.
--Il y a l’idée d’évolution, c’est-à-dire « l’introduction du facteur temps dans l’espace du système nerveux et l’organisation de ses fonctions qui constitue l’idée maîtresse dont Jackson (grand neurologue anglais) s’est inspiré en respirant l’air de son temps et en lisant Herbert Spencer et Charles Darwin. Il existe un certain parallélisme entre l’évolution physique et l’évolution psychique correspondante.
--Il y a l’idée de hiérarchie des fonctions exprimée à travers quelques lois simples : l’évolution du système nerveux est « un développement ascendant « allant du plus automatique au plus volontaire et au plus libre .L’inférieur dépend toujours du supérieur, mais le supérieur ne cesse pas de dépendre aussi et encore de l’inférieur.
--Il y a l’idée que la maladie ne peut se définir que comme une dissolution, une désorganisation, une déstructuration d’un certain ordre qui est celui de la vie. C’est dire encore qu’elle se réfère non à une normalité statistique mais à une normativité de l’organisme donné. La pathologie montre des symptômes négatifs lésionnels) et des symptômes positifs (de libération) qui expriment des capacités de défense d’ordre physique, psychique ou psychosomatique.
Cette conception de l’esprit organodynamiste s’insère dans une tradition vitaliste de la médecine. Elle tend à restaurer une vue globale et holistique de la vie de l’esprit, à réintroduire et à rétablir la considération de la personnalité humaine dans l’étude des troubles mentaux. »Au sommet est l’élan de l’énergie spirituelle dont nous ne connaissons pas les limites » écrit-il clairement des I942.
Du point de vue philosophique, Henri Ey affirmera ses liens et son intérêt pour l’œuvre de Bergson. Mais la conception phénoménologique est la perspective principale qui nourrit sa conception de l’homme et du monde. L’œuvre de Husserl est sa référence préférée et privilégiée. Et il appréciera aussi beaucoup les apports de Max Scheler et de N. Hartmann.
Les référents philosophiques ont été et sont toujours très étudiés, notamment par l’un de ses plus brillants disciples C.J. Blanc qui présente cette dimension par quelques assertions intéressantes à retenir :
--Dans l’étude des processus existentiels de la maladie il ne faut plus se demander si c’est physique ou psychique, mais si c’est progressif ou régressif, normal ou pathologique.
--Soucieux d’unicisme il faut avec Henri Ey réintroduire les philosophies de la vie et admettre que la logique du corps psychique est une émanation de « la logique du vivant ».
--L’acceptation du réel est la première démarche de toute vie créative. La réalité, le sujet, l’identité et la liberté sont les instances clé de la nouvelle théorie du Moi de Henri Ey .Il dira souvent que les maladies mentales sont une pathologie de la liberté. Il intègre les apports phénoménologiques et freudiens, mais aussi la philosophie personnaliste de Emmanuel Mounier.
Sans développer les racines phénoménologiques de cette œuvre qui pourraient paraître complexes, nous soulignerons les trois grandes dimensions qui ont intéressé Henri Ey :
- La méthode de la phénoménologie qui est faite comme l’on sait d’une réduction : c’est une conversion du sujet sur lui-même, une démarche de purification qui se débarrasse de toutes les déterminations empiriques pour les mettre « entre parenthèses »
- La prise en compte de la conscience transcendantale qui dépasse le donné brut de nos vécus pour aller vers un monde de sens.
- La prise en compte de la conscience psychologique qui devient une conscience humaine par la relation empirique avec le corps. C’est l’incorporation de la conscience qui permet l’altérité, la prise en compte de l’autre dans son unité.
Les conséquences dans la compréhension de l’homme et des maladies psychiques et psychosomatiques vont concerner les rapports entre la conscience et l’inconscient. Ce sont là les très grandes dimensions de cette œuvre et des études sur les nombreux troubles psychiques qu’elle a abord&s et précisés.
La maladie est faite d’une désorganisation de la vie psychique et de sa réorganisation à un niveau inférieur. Cette conception favorise la notion de développement dynamique et ne peut être que génétique. Elle se réfère à la psychologie génétique qui a pour objet le développement, l’organisation stratifiée et progressive des structures psychiques. Henri Ey fait constamment référence aux œuvres antérieures de P.Janet, E. Bleuler, K. Jaspers, L. Binswanger, Ch. Blondel, et E. Minkowski, en insistant à juste titre sur le caractère synthétique et psycho dynamique de sa conception. Ainsi les maladies mentales sont des formes d’existence ou de conscience psychologique qui se définissent par leur physionomie clinique, leur structure et leur évolution.
Des lors Henri Ey va pouvoir proposer deux grands groupes de pathologie mentale :
La pathologie du champ de la conscience « constituée des niveaux de dissolution ou de déstructuration qui décomposent son activité. A chacun de ces niveaux de désagrégation correspondent les différents types de psychoses aigues (structure synchronique).
La pathologie de la personnalité qui définit les maladies mentales chroniques (psychoses et névroses chroniques). Celles-ci comprennent toutes les formes de personnalités pathologiques et d’organisations processuelles des grandes affections mentales (structure diachronique).
Cette œuvre va développer la conception de la conscience et de l’inconscient qui repose sur les activités cliniques, la recherche et la réflexion philosophique que mena Henri Ey tout au long de son existence.
La conception de la conscience est faite de trois dimensions principales :
- La définition et la description des modalités de l’être conscient à partir de la psychopathologie.
- L’articulation de l’être conscient avec l’activité intégratrice du système nerveux central.
- L’affirmation de l’être conscient a pour conséquence la prise en compte d’un système de valeurs impliqué dans toute anthropologie avec les conséquences éthiques qu’il comporte.
La conception de l’inconscient est aussi très développée dans cette œuvre. L’inconscient, nous dit Henri Ey fait partie, est le corps de l’être conscient. Pour lui les rapports du conscient et de l’inconscient sont inscrits dans le plan même d’organisation de l’être psychique selon une dialectique qui assigne au conscient le sens de système intégrant et à l’inconscient celui d’un système intégré.
Il est important de considérer l’inconscient comme propriété de l’être conscient. L’homme a un inconscient. L’inconscient est une région de l’être psychique qui tire ses limites de l’être conscient qui le contient et par là le consacre comme tel. L’inconscient en tant que refoulé est le négatif de l’être conscient, le non-être de l’être visé. Cet aspect négatif ne correspond en fait ni à un vide, ni à un néant, mais « à la positivité dynamique du mouvement pulsionnel pour autant qu’il est nié, repoussé ou refoulé par la conscience, au fond constituer par elle ».
Ainsi les rapports conscient-inconscient ne sont pas des rapports de simple réciprocité et ne constituent pas deux séries entièrement réversibles. Henri Ey va reprendre la doctrine freudienne de l’omnipotence de l’inconscient et les travaux de Paul Ricœur sur ce thème, en insistant sur le fait que » la temporalité même de l’être psychique exige que s’enroule son passé dans le déroulement de son devenir ». Et c’est à ce niveau qu’après avoir réfléchi sur les positions de Ricœur, de Freud et de Hegel, Henri Ey fait intervenir la notion d’intégration qui a une grande place dans sa conception de l’homme. Nous ne développerons pas cet aspect dont les conséquences sont très importantes pour l’équilibre de l’homme simplement pour évoquer à ce propos les études que reprendra K. Wojtyla sur cette même notion d’intégration.
Nous ne développerons pas non plus toutes les conséquences de cette conception sur la compréhension des grandes maladies psychiques, dépression, délire, schizophrénie, maladie maniaco-dépressive et troubles bipolaires, troubles du caractère et des conduites chez l’enfant et chez l’adulte, addictions diverses chez l’adolescent etc..etc.. C’est là bien entendu tout le vaste domaine du développement de l’œuvre même de Henri Ey.
Il s’agit, pour ce génie de la clinique et de l’anthropologie, de considérer la signification des divers aspects de l’existence de l’homme de l’enfance à la personne âgée, et de considérer le sens des troubles psychiques dans le cours de l’existence. C’est là l’axe central de toute l’œuvre clinique et philosophique de ce grand penseur qui séduit dans toutes les écoles des différents continents de l’Europe à l’Asie en passant par les Amériques.
La personne a pour lui la capacité de prendre conscience des dimensions axiologiques en relation bien entendu avec l’inconscient, propriété de l’être conscient selon cette expression qu’il aime bien. La conception dite axiologique de la personne propose des valeurs extérieures à soi capables d’être des références attirantes, objets d’attrait pour les personnalités participant du bien, du beau et du vrai. C’est vers ces valeurs que le sujet peut réaliser une évolution et un cheminement le menant précisément à la conscience de soi plus aigue et à la saisie de ce qui fait la vie spirituelle. La rencontre entre les œuvres de Max Scheler, Henri Ey, Edith Stein et Karol Wojtyla est intéressante à considérer à notre époque. Ce sont des personnalités de famille de pensée commune, s’accordante toute à reconnaître Edmund Husserl comme leur profonde référence et la phénoménologie comme leur champ de pensée. Ils ont contribué profondément aux avancées des relations entre la psychologie, la psychiatrie, les sciences humaines, la philosophie et l’anthropologie spiritualiste à notre époque contemporaine.
Ces grandes œuvres permettent ainsi de bien comprendre les rapports constants et étroits entre la clinique, la psychologie et la vie de l’esprit.
Trois grandes sources ont nourri cette présentation synthétique :
- J. GARRABE HENRI EY Annales Médico-¨Psychologiques Janvier 2OO7 Vol.I65 N0 I.
- R. PALEM HENRI EY Psychiatre et Philosophe Editions Rive droite Paris I997.
- M. de BOUCAUD Les désorganisations psychiques Media flashs Edit. Paris I999.