Amis dentistes, vous voyez des bouches tous les jours. Vous les soignez – et souvent fort bien, elles vous en sont gré. Vous les explorez, les sondez, les interrogez. Mais les entendez-vous vraiment, ces bouches ? Parce qu’elles en ont, des choses à vous dire…
Tous les soirs, pendant dix-huit mois, j’ai eu rendez-vous avec les auditeurs du Mouv’ pour l’émission que je produisais, « Point G comme Giulia ». On y parlait d’amour, de désir, de plaisir… Ils me disaient leurs rêves, échangeaient leurs angoisses, partageaient leurs fantasmes, et aucun appel ne ressemblait au suivant. Je me souviens de chaque – ou presque. Je me rappelle notamment d’un soir, bien particulier, où nous parlions du baiser : ils se sont déchaînés. Appels répétés au standard, des dizaines de messages sur les réseaux sociaux… Hommes, femmes, jeunes ou moins jeunes, homos ou hétéros, ils avaient tous un avis sur la question, un souvenir à évoquer, une anecdote à partager. C’est Aurélie, par exemple, qui aime les baisers « doux comme de la soie, lents et tendres en même temps… Avec une fougue qui embrase tout ton corps et te fait chavirer ». Ou bien c’est Karine, en couple depuis longtemps, qui regrette « le temps des papillons dans le ventre, et cette sorte d’aboutissement qui te fait dire : « enfin » !!! ». C’est encore Arnaud qui hésite, entre « le baiser que tu attends depuis si longtemps que tu y vas à fond, et même, parfois, tu suces la langue… Ou celui qui fait monter la température, celui où tu tètes la lèvre, doucement au début, et puis tu fais semblant d’arrêter, et tu reprends, en titillant le bout de la langue avec la tienne… »
Je les écoutais, les uns après les autres, et je savourais leurs mots, comme autant de baisers déposés au creux de l’oreille. Chacun en appelait un autre, en évoquait un autre : je pensais au tableau de Klimt, à la photo de Doisneau, au texte de Maupassant… De toute évidence, le baiser délie les langues, les pinceaux, les plumes. Tout comme la bouche nous relie au monde, de la première à la dernière seconde - joie du double sens, quand « expirer » désigne autant un mouvement respiratoire que la fin d’une trajectoire humaine…
Premier cri
Oui, c’est d’elle que s’échappe notre dernier souffle, bouclant ainsi la boucle : car c’est bien d’elle, aussi, que vient notre premier cri, signant par là-même notre toute première preuve de vie. Après lui, d’ailleurs, viendront les suivants. Des pleurs, d’abord, des sons, ensuite, des mots, enfin. Et nous voici, par elle, définitivement inscrits dans les rangs de l’espèce humaine…
Mais avant même que l’enfant ne puisse parler, avant qu’il ne parvienne à engager sa gorge, sa langue, son palais, pour transmettre ses pensées, exprimer ses émotions, il tend naturellement ses lèvres vers ce qui va le nourrir. Mouvement aussi instinctif que sûr : il le sait, c’est à travers sa bouche qu’il trouvera assez de force, et d’énergie pour grandir. D’abord le lait maternel (ou celui du biberon), mais bien vite, au-delà, tout ce qui se trouve à portée de bouche : il mordille, il suce, il goûte... La bouche est un passeport vers le monde extérieur, une façon privilégiée d’y entrer. Il l’explore, l’interroge, l’apprivoise, comme s’il voulait d’une certaine façon, l’ingérer et le faire sien. Ces lèvres tendues, c’est l’expression du désir de ce qui est autre. Désir de l’Autre, en somme. Désir de le connaître, désir de se sentir en lien avec lui.
Personne ne connaît de façon certaine les origines du baiser. Certains y voient la trace d’une alimentation bouche-à-bouche, de la mère à l’enfant, pratiquée chez de très lointains ancêtres. D’autres rappellent des traditions tribales qui invitaient à se « flairer » - bouches effleurées, nez frôlés - à l’arrivée d’un étranger. Tous reconnaissent qu’on ne fait pas autre chose aujourd’hui : s’embrasser pour entrer en relation. Que ce soit pour se dire « bonjour », ou « au revoir », on s’embrasse. Sur la bouche ou sur les joues, en fonction des cultures ; une, deux, trois ou quatre bises, tout dépend des régions, voire du milieu social… Plus ou moins fort, parce qu’on se connaît, ou qu’on s’aime plus ou moins. D’ailleurs, quand on ne se connaît pas, bien souvent, on se serre la main. La bise marque en fait un degré de proximité plus grand, comme un cap franchi, et le signale aux autres.
Premiers émois
Au-delà du simple contact rituel, ce baiser échangé est bien vecteur de sens. Le baiser est un geste, autant qu’un message, immédiatement décrypté par tous. On pense au Baiser de Judas, entré durablement dans la mémoire collective. On pense au Baiser de Paix, échangé sur le banc des églises. On pense à tous ceux que les prostituées ne donnent pas. Non, pas le baiser. Le baiser, caresse ultime, intimité maximale, elles le réservent à ceux qu’elles aiment. Elles engagent la bouche quand les cœurs sont liés – laissant le reste à la mécanique des corps.
Car la bouche n’est pas seulement le foyer du langage, le lieu du premier cri, la clé du monde extérieur : elle est l’endroit où naissent et se forgent nos trajectoires amoureuses, et, à travers elles, nos identités sexuées. La dernière tétée n’est pas bien loin (à échelle d’une vie humaine) quand de nouveaux émois, déjà, nous font frémir les lèvres : nos premiers souvenirs amoureux nous ramènent souvent à celui d’un baiser. Le premier baiser échangé, à peine adolescents, qui déjà nous fait rêver de la suite... Un jour, on a entrouvert les lèvres, et embrassé une bouche. Ce jour-là, notre vie sensuelle a commencé : elle nous mènera droit à notre vie sexuelle. A partir de là, jamais nous n’oublierons la force de ce premier baiser ; sans cesse, nous tenterons de le retrouver ; toujours, nous accorderons les pleins pouvoirs d’une relation à cette toute première caresse.
Ce soir-là, à l’antenne, Marion intervenait : « le baiser, c’est finalement ce qui donne envie de passer au stade d’après ou pas. C’est comme si on se rendait dans un restaurant gastronomique, et qu’on nous demandait de sauter l’entrée : impensable !!! » Le parallèle est évident : la langue française utilise souvent le même vocabulaire pour désigner le désir charnel et la gourmandise – on « dévore » des yeux, on a « faim » de l’autre, on le « mangerait » bien, même… Là encore, c’est la bouche qui fait le lien : besoins vitaux, organe central.
Première source de plaisir
Mais, plus encore que les linguistes, les neuro-biologistes approuveraient Marion. Les chercheurs en « biologie des passions » sont formels : le baiser est une condition sine qua non au développement d’une relation amoureuse. Un simple geste, quelques secondes à peine, et, dans tout le corps, déferle une cascade de messages neuronaux qui nous renseigne sur l’autre – exactement comme quand, enfant, on goûtait le monde à pleine bouche… Du même coup, un cocktail d’hormones (ocytocine et dopamine en tête) nous inonde, nous offrant ainsi un plaisir tel qu’on ait envie d’y retourner… Ou pas. Comme le résumait Nathalie, une autre auditrice : « un baiser, c’est une alchimie inexplicable, qui nous échappe totalement : on ne décide rien, mais c’est quand même l’épreuve de vérité ».
Non, un baiser ne ment jamais. Car il faut une envie profonde pour accepter un tel degré d’intimité, une telle proximité : la bouche est au centre du visage, au cœur même de notre identité, donc. Elle est tout près du cerveau, qui va, lui, adorer, ou détester ; rejeter, ou en demander encore… Quand cette bouche accepte, d’ailleurs, de s’entrouvrir, et quand une langue s’y glisse, quand cette porte-là s’ouvre, ça n’est rien d’autre qu’une première pénétration, préfigurant, dans une délicieuse intrusion, l’union des corps touts entiers. A l’intérieur, la langue explore, et explore encore. Les muqueuses, elles, ressemblent à s’y méprendre à celles d’un sexe de femme – rien d’étonnant à ce qu’on utilise le même mot, « lèvres », pour désigner les deux, d’ailleurs… C’est dire la connexion directe entre la bouche et le sexe. Elles le savent bien, ces lèvres, qui embrassent, mordillent, suçotent, chaque centimètre carré de peau : caresses éminemment sensuelles, jeux sexuels au répertoire infini… La bouche est tout autant l’épicentre du plaisir que son instrument le plus sûr.
Elle est un organe sexuel.
Siège de tous les désirs, potentiellement promesse de tous les plaisirs, elle est le premier d’entre eux.
*Giulia Foïs est journaliste, spécialiste des questions de société, et de l’intime, productrice/animatrice de l’émission “Point G comme Giulia”, sur le Mouv’ (Radio France)