Le petit Louis a 15 mois quand sa mère « guidée par un pressentiment » débarque à l’improviste chez la nounou qui le garde quelques heures par jour. Elle découvre, sans voix, son fils attaché dans sa poussette à trente centimètres de la télévision, harnaché sans pouvoir bouger et fatigué de ses pleurs. « Mes larmes ont coulé tout le chemin du retour. Je me rendais compte que si Louis était « prêt à partir » chaque fois que je venais le chercher, c’est qu’en réalité il ne quittait jamais sa poussette. Il n’a aucun moyen que les cris pour m’en alerter. Je vais lui apprendre un code pour exprimer « content, pas content ». Je ne sais pas comment je vais m’y prendre mais il faut absolument qu’il ait des moyens de me dire quand il se trouve dans une situation difficile. Je pourrais peut-être me resservir de ce code pour qu’il exprime les maux de ventre ou d’oreilles. Je ne veux plus travailler. Je ne veux plus écrire de chansons. Je vais m’occuper de Louis à pleins temps *».
Voici, comme un fil d’Ariane, la préoccupation qui guide cette mère aimante, dès l’arrivée au monde de son enfant : comment faire pour lui venir en aide? C’est son premier enfant, et dès avant la naissance, il lui écrit des cahiers. Elle a pu être avertie assez tôt des signes qui laissent à penser qu’il y a « quelque chose d’anormal dans son développement » : Louis ne regarde pas, n’adresse pas de demandes, n’accuse pas réception de la douleur quand il se cogne, n’admet que les mêmes bouillies en guise de repas, ne dort que très peu d’heures par jour.
Ce n’est que beaucoup plus tard, lorsque Louis a 27 mois, qu’elle s’entend dire à son mari : « Notre enfant est autiste ». Ce sera en sortant d’un rendez-vous – un de plus - avec un professionnel réputé qui lancera la phrase fatale : « Faites le deuil de votre enfant ». Elle est seule, avec son mari Francis Perrin, face au handicap de leur enfant.
Un récit émouvant s’enchaine où elle nous livre son combat quotidien, pour que Louis, atteint « d’une forme sévère d’autisme », devienne « un enfant comme les autres ». Elle dévoile l’immense désarroi qui s’empare d’eux, en tant que parents, face au non sens des comportements de leur enfant. Ils sont épuisés et sans boussole, face à l’incompétence des professionnels confrontés à une pathologie qui exige une approche humaine et des connaissances pointues. Elle parle des psy, mais aussi des pédiatres, des divers spécialistes, du personnel hospitalier, des enseignants et des plusieurs fonctionnaires, tous censés accueillir leur enfant, que ce soit pour lui prodiguer des soins, ou pour faire démarrer des apprentissages. Ils sont seuls, profondément blessés par l’handicap de leur enfant et l’impact déstructurant des paroles prononcés par ces différents professionnels. Seuls pour relever le défi de trouver des solutions pertinentes pour aider Louis à communiquer, à avancer, et l’aider à supporter le poids de sa présence et celle des autres au monde.
Comment ne pas comprendre leur colère envers ce « monde hostile » qui les laisse si seuls face à l’inconnu, et qui les rend plus vulnérable encore ? Comment ne pas se révolter contre le manque de préparation, de connaissances et de structures d’accueil autour de l’autisme ? Faut-il ajouter la longue période de latence avant qu’un diagnostic soit clairement posé ? Le discours culpabilisant des certains professionnels – toutes disciplines confondues – est, à l’orée du XXI siècle, tout simplement scandaleux, inadmissible. Et ces remarques désobligeantes souvent prononcées à l’égard des parents ne font qu’accroitre leur désespoir et leur désolation. Et pourtant, ils doivent se donner les moyens d’aider leur enfant, qu’ils aiment de tout leur cœur, sans pour autant parvenir à déchiffrer.
C’est dans ce point précis de leur inquiétude grandissante, que Gersende Perrin se tourne vers l’analyse comportementale, après de longues recherches infructueuses sur internet. Elle et son mari deviennent ainsi des militants actifs de la méthode ABBA. Leur parcours est souvent douloureux, de même que leur surexposition médiatique. Ils apprennent des termes techniques : les chainages, les stéréotypies, les renforcements, la généralisation d’un apprentissage. Ils consacrent une chambre à ce traitement d’abord partiel, puis intensif, de quatre à huit heures par jour, où trois étudiants se succèdent sans cesse, filmés en permanence par une camera. Dans cette démarche, fort onéreuse, ils retrouvent, petit à petit, la joie de leur « rôle parental ». Louis progresse enfin, et ses parents sont « fous de bonheur », eux qui se sont tellement battus pour que Louis devienne « un enfant comme les autres ». Malgré des « progrès solides » qui ne risquent pas « une régression », ils restent vigilants. Ils continuent à bénéficier d’une « guidance parentale » à la maison, de la part des psychologues qui leur demandent de « filmer » les « comportements inadaptés ». Une fois finalisé le « programme éducatif » de Louis dans le Nord, Gersende décide avec son mari de retourner à Paris, afin de le rejoindre et mettre fin au sacrifice d’une séparation longue de trois ans. Ils se heurtent encore à un « nouveau refus », nouvelle « humiliation », nouveau « scandale » : l’école dans les Yvelines qui avait décidé d’accueillir Louis, son frère et sa sœur, a changé d’avis une semaine avant la rentrée de classes. Le motif : le refus de la part de l’enseignante du « programme spécial » consacré à Louis, l’intégration de l’AVSI qui l’accompagne depuis son entrée dans la vie scolaire, accompagné de la caméra qui sert à « vérifier avec les psychologues les comportements inadaptés », ainsi que des « contrats comportementaux » que l’AVSI établit avec Louis « sur mesure » pour régler les « comportements dysfonctionnels ». Faute d’autre solution, Gersende décide alors de « faire l’école à la maison » pour ses trois enfants, n’hésitant pas une nouvelle fois à bouleverser l’organisation de la vie familiale. Leurs inquiétudes des parents concernant le point délicat de l’autonomie de leur enfant à l’avenir, par ailleurs légitimes, ne se taisent que rarement.
Dans ce même point aveugle s’inscrit leur rejet en bloc des psychanalystes, décrits comme des gourous culpabilisants, aux pratiques inefficaces, portrait caricatural fondé dans leur douleur. Ce discours culpabilisant qu’on reproche aux psychanalystes est obsolète depuis bien longtemps. C’est en effet grâce à la psychanalyse que la recherche sur l’autisme a pu s’amorcer un jour. Le champ de la psychanalyse n’est pas un champ monolithique. Au sein des écoles, la production des travaux cliniques sur l’autisme – ignorés de la plupart des publics, est considérable.
Il y a une manière de faire avec l’autisme qui tienne compte de la singularité de chacun, qui peut aider les parents à cerner une logique qui prête un sens aux comportements vit dit « inadaptés », et leur restituer leur valeur de production. Une pratique et une éthique fondées dans la psychanalyse qui peut les aider à écouter leur enfant dans son originalité. Il s’agit d’obtenir de la part des sujets autistes, leur consentement au travail psychique, sans forçage. Une pratique qui tient compte du sujet dans ce qui est plus précieux, pertinente aussi quant aux effets thérapeutiques, la diminution des automutilations, l’affectation progressive du corps, le consentement à se servir de la langue « pour communiquer », la valorisation des atouts singuliers. Force est de constater, par ailleurs, qu’un certain nombre de parents d’enfants autistes ne se retrouvent pas dans un discours purement éducatif. Leurs témoignages sont nombreux. « (…) Nous rejetons des prises en charge se voulant éducatives, intensives et débouchant sur une maltraitance par activisme éducatif et emploi de systèmes punitifs insupportables. (…) Toute prise en charge qui n’est pas pluridisciplinaire et qui n’associe pas étroitement et sans exclusive le soin, l’éducatif, le pédagogique et la socialisation est en elle-même une maltraitance. La pire de maltraitances étant la non prise en charge **»
Nombreux sont les divers professionnels décriés dans ce livre qui dysfonctionnent, y compris un médecin qui pratique le « faux ABBA ». Ils mettent en garde face aux « dérives du ABBA » lorsque celui-ci n’est pas « correctement mis en place ». Pourtant, Gersende et Francis Perrin ne mettent jamais en cause la médecine et ses spécialités.
L’enjeu concernant l’autisme est de taille : il s’agit de mettre l’accent, non pas sur l’exclusion d’une discipline en faveur d’une autre, mais plutôt de veiller a ce que les personnes censées prendre en charge cette affection si complexe, répondent de leurs compétences et de leur éthique.
Malgré les progrès consistants de Louis, sa mère reste vigilante aussi bien de ses « particularités » ainsi que de ses « comportements inadaptés » : qu’ils soient « ses stéréotypies » concernant par exemple, « sa passion pour les portes du métro s’enfermer et s’ouvrir ». Ou sur ce qu’elle nomme « ses phrases à rallonge »: « Louis a cette particularité de me rappeler les évènements qu’il a vécus et au cours desquels il a appris quel bon comportement adopter. Je sais que la prochaine fois que nous devrons nous dépêcher, Louis me reparlera de la dame de l’aéroport en me précisant que : « Il ne faut pas être en retard comme la dame de l’agence de parking, le samedi 19 novembre 2011, terminal 2, porte 5 ». Je sais que je le reprendrai en lui donnant un modèle de phrase simple : « Il faut se dépêcher pour ne pas être en retard ***». Elle sait par expérience, qu’elle « agace les gens » lorsqu’elle reprends Louis « en lui donnant un modèle de phrase plus adapté ». Son objectif est toujours le même : « Ce n’est pas qu’il soit seulement attendrissant et admirable par son originalité et sa culture, mais qu’il devienne autonome dans sa vie future et extérieure au cocon familial ****». L’appréhension de son « handicap » par le regard des autres reste une blessure toujours prête à s’ouvrir : « Louis ne pourra pas parler ainsi sous peine d’être exclu par les autres, qui ne le comprendront pas. Il doit savoir dire ce qu’il veut de façon adaptée, exprimer ses envies sans être piégé par des détails qui parasitent son discours *****». Elle le dit clairement : « Le handicap m’a rendue grave. Il est trop lourd à porter pour être gai. Il contraint à une lucidité permanente ******». Ou encore : « (…) Je refuse d’être l’esclave de ma culpabilité, je voudrais vivre la suite de notre histoire familiale sereinement, loin de la douleur d’un enfant attaché avec des menottes à son autisme et à son radiateur *******». C’est dans ce point précis, sans doute, que l’approche analytique propose une différence. Elle encourage, à tenir compte de la singularité de tous et chacun, afin de mettre en valeur ce qui relève de leur subjectivité, comme d’une pierre rare qu’enrichit le monde avec sa différence.
Constance Eliçabe Broca
* Perrin, Gersende et Francis, Louis, pas à pas, Ed. J.C. Lattès, p.28.
** Fédération Française Sésame Autisme, Comment vivre avec une personne autiste, Ed. J. Lyon, p.78-79. Sésame Autisme est une association des plus importantes consacrée à cette affection dont les membres sont des parents d’enfants autistes.
*** Perrin, Gersende et Francis, ibidem, p.230-231.
**** Perrin, Gersende et Francis, ibidem, p.232.
***** Perrin, Gersende et Francis, ibidem, p.232.
****** Perrin, Gersende et Francis, ibidem, p.212
******* Perrin, Gersende et Francis, ibidem, p.204.