Les relations entre la psychiatrie et la philosophie se sont développées très tôt à Bordeaux et en Aquitaine. La psychiatrie phénoménologique a pris très tôt une grande importance dans l'approche des troubles mentaux, grâce à de prestigieuses personnalités. Elle prit toute sa mesure à l'Université de Bordeaux dans les années 1950-1960.

Albert Pitres et Emmanuel Régis ont marqué de leur prestige la psychiatrie en Aquitaine mais aussi en France. Mais il convient de situer aussi de grands noms de la Médecine Interne : Xavier Arnozan d'abord, puis Pierre Mauriac, clinicien et grand humaniste, pénétré de la pensée de Montaigne, de Pascal, de Valéry qui rejoindra son frère François Mauriac sur les problématiques du temps et de l'existence, de la corporéité, dans la dynamique de l'unité psychosomatique et de ses troubles : ils pensent la Médecine de leur époque.

C'est la génération suivante (1945-1970) qui prendra en compte de façon précise et explicite la phénoménologie avec Michel Bergouignan et Marc Blanc. Le rôle de Paul Delmas-Marsalet est central, avec une œuvre pénétrée d'humanisme existentiel permettant à la réflexion philosophique de se déployer grâce à l'esprit de son enseignement.

Michel Bergouignan devait apporter la dimension globale des relations entre la médecine interne, la neurologie, la psychiatrie et la psychologie. Sa conception de la psychiatrie lui fait très tôt embrasser l'héritage des philosophes de la génération précédente : Bergson, Merleau-Ponty et Goldstein.
Il prend en compte les apports de Bergson, dans sa pensée sur l'évolution de la vie, la théorie de la connaissance, la problématique de la conscience, de la durée et celle des données immédiates de la conscience. Merleau-Ponty est aussi très présent dans l'approche de la corporéité et du corps en psychiatrie, dans ses travaux sur l'angoisse et les maladies psychosomatiques. Goldstein obtient une place très importante du fait de l'attrait de notre Maître pour la neurologie et les confins neuropsychiatriques au coté de sa profonde connaissance des grandes psychoses, du délire, des schizophrénies, de la connaissance maniaco-dépressive et de la souffrance psychique. L'analyse de l'angoisse dans ses diverses formes constitue un des sommets de l'œuvre de K. Goldstein que M. Bergouignan reprendra dans sa relation avec Kierkegaard et Heidegger.
Bergouignan rencontre évidemment ses contemporains parisiens : Eugène Minkowski son grand ainé, Henri Ey collègue et ami fréquenté dès le début de sa carrière ainsi que Médard Boss. Ils se retrouvent dans les discussions psychopathologiques et philosophiques de l'époque ayant K. Jaspers et L. Binswanger pour références. Ces rencontres lui offriront l'ampleur féconde nécessaires à son approche clinique, à son enseignement théorique, à la formation de ses élèves, à la compréhension de l'autre, au centre d'un humanisme toujours en éveil, où les références à Aristote ou à L. Lavelle integrent sa réflexion anthropologique.

 

L'Institut de Psychologie bénéficie dès les années 1950-1960 d'un enseignement de Phénoménologie. MR. Laroze, venant du champ de la Philosophie enseigne Merleau-Ponty et les problématiques concernant le temps et la mémoire. R. Château, dont les travaux sur l'enfant, le jeu et la psychologie de l'enfant sont très connus, apporte aux psychologues un enseignement de cet ordre, notamment dans la problématique des attitudes qu'il aborde dans une attitude phénoménologique. R. Doron va prendre en compte très tôt dans son enseignement l'œuvre herméneutique majeur de Paul Ricoeur dans ses rapports avec la psychanalyse.

Dans une deuxième période, Marc Blanc contribua à l'approfondissement des rapports entre Philosophie et Psychopathologie. Ces deux disciplines vont tout naturellement se rencontrer dans les perspectives phénoménologiques où Husserl, Heidegger puis Ricoeur et Maldiney sont au rendez-vous. Les idées et les mots sont à mettre en étroite relation car ils concernent l'angoisse et l'imaginaire, le temps vécu, l'histoire et la structure. La parole, l'existant et le malade sont confrontés à l'authenticité car " exister, c'est dire, écouter et décoder un message et la parole, c'est de l'existant à l'état pur " et " l'activité de signification est la réalité humaine existentielle ".
C'est la période ou les rencontres entre psychiatres et philosophes se développent, notamment dans quelques séances de " l'évolution psychiatrique " tenues à Bordeaux. Citons aussi le célèbre colloque de la Société Internationale pour l'étude de Husserl et de la phénoménologie sur " l'homme agissant ". 1975 avec les rencontres actives de P. Ricoeur, G. Lanteri-Laura, H. Maldiney, E. Levinas, P. Fedida, H. Ey, Cardinal K. Wojtyla et Mme A.T. Tymienniecka " à la recherche de l'irréductible dans l'homme ".
Dans les longues analyses des biographies et des pathologies de l'enfant et des adolescents, dans les interprétations psychopathologiques et phénoménologiques, M. Blanc alliait la rigueur intellectuelle et la souplesse de l'approche existentielle. Développant une grande diversité d'activités cliniques, enseignantes, institutionnelles, c'est ce qui permit de pouvoir mener à bien la réorganisation de l'enseignement de la psychiatrie à bordeaux enn créant une UER autonome de psychiatrie, au milieu de son intérêt pour la pédopsychiatrie, la psychopathologie projective, la criminologie et la phénoménologie.
Très tôt, M. Blanc organisa des séminaires de formation clinique et psychothérapique avec l'étroite collaboration de P. Damon qui contribua au développement de se domaine où s'intriquaient pensée philosophique et approche psychiatrique. De nombreuses thèses furent réalisées dans la confrontation entre les différents courants psychopathologiques grâce à cet enseignement de la théorie, de la pratique notamment avec J. Brousta, P. Ferriere et R. Sala. La dimension épistémologique où pouvait aussi se développer le champ de la psychologie projective.

Les travaux et l'enseignement de Georges Réddé se sont déployés de façon considérable dans le domaine de la psychologie projective sous l'éclairage de la phénoménologie. C'est en effet un champ privilégié où peuvent se mettre en œuvre les relations entre les conceptions théoriques et l'approche clinique.

Robert Palem, de formation bordelaise (Psychiatrie et thèse de Psychologie sur le Rorschach) devait développer une activité considérable dans la création et le développement de la Fondation Henri Hey dont Perpignan est le siège. Les relations entre la philosophie et la psychiatrie sont toujours très importantes dans la diffusion de l'œuvre de Ey et les échanges avec Bordeaux sont toujours très actifs.

JM. Léger vint faire sa formation à Bordeaux auprès de M. Bergouignan pour développer ensuite une activité clinique et enseignante dans le domaine de la psychiatrie de la personne agée à Limoges. Il créa la Société de Psychogériatrie de langue française.
J. Bouisson dirige l'enseignement et les recherches en psychologie de la personne agée avec l'éclairage de la Phénoménologie au département de Psychologie de l'Université de
Bordeaux 2.

Il faut noter l'activité de Jean Michel Robine qui initia l'Institut de Gestalt Thérapie à Bordeaux, développant une activité puissante dans ce domaine en liaison avec des institutions québécoises et parisiennes. Citons aussi les activités de cliniciens dans les institutions d'Aquitaine : M. Augeyrolles (sur l'attitude phénoménologique en psychiatrie), M. Thuilleau (Pays Basque) et L. Bénichou (Béarn) avec un intérêt particulier pour la Philosophie à l'UER de Bordeaux.

Michel de Boucaud devait bénéficier de la richesse conceptuelle et clinique de son Maître Michel Bergouignan et d'une collaboration fructueuse et profonde avec Marc Blanc. La fréquentation des grands penseurs de la psychiatrie (Henri Hey, Follin, Lantéri-Laura) et la collaboration avec les premiers groupes de réflexion de la faculté de Philosophie Comparée de Paris devaient l'aider à développer la pratique et l'enseignement de la Psychopathologie et de la Psychiatrie phénoménologiques. Il va développer trois domaines dés les années 1970-1975 dans le sillage de Jasper, Binswanger, Martin Heidegger, Max Schiller, Viktor Frankl et Edith Stein :
- Une formation de Psychopathologie et de clinique phénoménologiques très vite organisée dans le cadre de l'UER. Elle s'orientera vers une formation à la psychothérapie dans la perspective de la Dasein Analyse et sur l'attitude phénoménologique en psychothérapie, annonçant la réalisation de plusieurs thèses de médecine, mémoires de CES en psychiatrie et plus particulièrement la thèse de Philippe Royal sur le " Sujet en psychiatrie ".
Il est intéressant de constater la dimension anthropologique notoire de cette formation.

- L'approche phénoménologique des problématiques psychosomatiques, objet d'une longue activité de clinique et de recherche (dès 1965). Cette réalisation fut rendue possible grâce à la détermination du Pr Fréour, pneumologue au CHU de Bordeaux, alliant la finesse clinique, le souci de la santé publique, l'humanisme existentiel et la pensée de la médecine dans l'esprit des grands cliniciens tels Mauriac, Broustet et Delmas-Marsalet.
Cette activité de longue haleine devra aboutir sur la synthèse des travaux cliniques avec la psychopathologie, tout en considérant le processus psychosomatique intégré dans la conception phénoménologique, dans un processus central d'indifférenciation perspective et structurale. Des courants philosophiques divers viendront nourrir la réflexion sur la Psychosomatique dans de nombreux colloques interdisciplinaires nationaux avec la collaboration de R. Mucchielli, P. Sivadon et Y. Pellicier.

- L'enseignement de la Psychopathologie au département de Psychologie (Maîtrise, DESS et Masters. Accordant une large place aux conceptions phénoménologiques, le Pr de Boucaud s'attacha à l'enseignement de la compréhension de la psychologie clinique et des troubles psychiques dans les différentes conceptions phénoménologiques du point de vue épistémologique et dans une approche herméneutique. De nombreuses recherches purent ainsi être réalisées sur la temporalité, la corporéité, la notion de sujet, le trouble de la conscience dans les divers troubles psychiques de l'adolescent et de l'adulte (addictions, troubles bipolaires, schizophrénies…)

Les problématiques phénoménologiques seront aussi abordées au niveau des dynamiques des familles dans le cadre du Diplôme d'étude Interdisciplinaire de la Famille crée en 1993, ainsi de nombreuses études sur la Famille ont pu être réalisées.
Michel de Boucaud su aussi intensifier des relations avec le Centre de formation Phénoménologique de l'Université de Louvain (P.Jonckeere) et celle de Toulouse (L. Gayral).

Depuis 1999 se tient au CHS Charles Perrens à Bordeaux une séminaire centré sur les rapports entre la psychiatrie et la philosophie. B.Antoniol Chef de département, accueille A.Joli, Docteur ès Lettre et Sciences humaines, professeur de philosophie en Khâgne, ayant publié plusieurs articles dans le cadre de l'Association et de la revue Le Cercle Herméneutique.
Le thème directeur de ces séances est celui de l'expérience clinique conçue comme une modalité de l'expérience humaine. Une approche réflexive est conduite articulant l'analyse phénoménologique et la clarification épistémologique, c'est-à-dire les démarches compréhensives et explicatives. Les textes fondamentaux de E.Husserl, M.Heidegger, P.Ricoeur, H.Maldiney, M.Henri, et M.Richir sont le support d'une recherche ouvrant sur la complexité des phénomènes psychopathologique. La dimension anthropologique est privilégiée dans ses multiples interprétations, l'orientation herméneutique permettant l'accés aux relations intersubjectives, aux manières d'être du corps, aux cultures communes ou différentes.
L'expérience psychotique est appréhendée en tant que moment de désorganisation qui oblige à une remobilisation incessante des ressources pratiques et théoriques, par une mise en suspens des modèles. A ce niveau d'investigation les diverses modalités de l'expérience, psychotique, clinique et phénoménologique se recoupent, dans la nécessité de l'épochè.
Un cheminement commun est dégagé entre la phénoménologie et la clinique psychiatrique comme si l'outrepassement des limites était la condition par laquelle s'esquisse le sens irréductible de l'humain. Le phénoméne psychopathologique est ainsi identifiable au travers d'une tension entre l'extrême contrainte et la dynamique toujours possible d'une liberté.
A Bordeaux d'autres relations se sont instaurées entre l'herméneitique et le champ psychopathologique. La contribution de P.Fruchon à l'UFR de Philosophie de l'Université Michel de Montaigne -Bordeaux3, fut en particulier décisive pour la diffusion et la connaissance de l'œuvre de H-G.Gadamer. En plus de ses travaux de traduction, P.Fruchon a dirigé l'édition des deux volumes de l'Art du Comprendre ( Aubier, 1982, 1991) et celle de Vérité et Méthode ( Seuil, 1996). Mais c'est par son ouvrage L'Herméneutique de Gadamer : Platoniste et Modernité ( Cerf , 1994) qu'il présenta l'analyse la plus pertinente et rigoureuse du philosophe. Cette étude ne se limite pas à l'histoire de l'herméneutique exposée dans Vérité et Méthode, elle en reprend la genèse philosophique à partir de l'interprétation du kantisme et des œuvres de Platon, Aristote et Hegel. L'herméneutique est alors située dans son rapport à la tradition, concept majeur de la démarche interprétative.
La structure dialogique de la conscience herméneutique se trouve dans la relation question-réponse, englobant la parole de la tradition. Le platonisme i apparaît en tant que médiation pour l'instauration d'un dialogue, ou l'art du comprendre s'engendre par l'émergence des questions. Pour P.Fruchon l'étude de la pensée grecque renvoie Gadamer au " libre fondamental discernement de notre présent, à celui des assises mêmes de notre tradition. "
Ces études sur l'herméneutique, réactivant la pensée de Gadamer, peuvent être éclairantes pour la compréhension des phénomènes psychopathologiques dans leur dimension relationnelle.
P.Fruchon a par ailleurs orienté ses recherches vers l'éthique et la philosophie de la religion.