Le problème, avec l’humain, c’est que nous avons affaire à un animal dénaturé. Pas de bonne petite jouissance d’un corps-nature, d’un corps bien naturel, un corps animal… JOUIR, chez l’humain, n’est jamais la satisfaction d’un besoin naturel. Ce n’est même pas de l’ordre du besoin. Car, un besoin, chez l’humain, n’existe jamais seul, jamais pur. Animal dé-naturé, vous dis-je…

            Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction […] à quoi ils peuvent faire défaut.*

            L’autre satisfaction dont parle Lacan, c’est la satisfaction qui fait de l’homme, précisément, un animal dé-naturé, celle qui se supporte du langage, de la parole, des dires et des non-dits. On est déjà bien loin de la satisfaction pure et simple d’un supposé besoin de l’organisme, du corps.

            Qui ne remarque que, chez l’homme, il n’existe pas de besoin pur de se nourrir, car ledit besoin est immédiatement subverti par le signifiant. Et c’est de la jouissance de manger qu’il va s’agir quand on va lire le menu. C’est le signifiant qui fait désirer et ainsi saliver à la lecture de l’énoncé des ré-jouissances culinaires. C’est le signifiant qui ouvre l’appétit. Car le signifiant transforme sur le champ tout objet du besoin, ou supposé tel, en objet dévolu au désir, en objet qui a pour fonction de causer le désir, d’en tenir lieu de cause.

            Prenons la présence du sein nourricier, plein à gicler du lait maternel. S’il s’absente, s’éloigne, c’est bien alors un vide qu’il cause, vide, vacuole, vacance autour desquels une bouche se met à appeler, crier, pleurer. En somme : DEMANDER. Et donc pas de besoin, chez l’humain, qui ne débouche, langage oblige, sur un désir que soutient une demande sur fond de frustration.

            La sexualité humaine est construite sur ce modèle. Pas de besoin sexuel pur ; elle se situe toujours au-delà de toute décharge de la tension. Avoués ou non, elle en appelle à quelque chose d’autre, de l’ordre de l’amour, à la tendresse, aux mots doux, à l’imaginaire, au jeu. « Mange-moi ceci, ou cela…Non, pas réellement, mais dis-le moi, fais semblant, bouffe-moi,…pour de rire, pour de jouir ! » La spécificité humaine, c’est l’au-delà du besoin, le jouir du/dans le symbolique.

            Jouir du/dans le symbolique, c’est précisément à quoi pense Lacan dans ce séminaire lorsqu’il s’interroge sur la jouissance d’Aristote, de celle qu’il lui suppose écrivant son Ethique à Nicomaque. Dans son œuvre, Aristote, vous le savez sans doute, n’arrête pas de chercher à circonscrire quelle doit être la façon de se conduire, c’est-à-dire de jouir, de l’homme dit du bien, dans la cité. Mais, Lacan, lui, s’interroge : de quoi Aristote, lui-même, jouissait-il, ou ne jouissait-il pas, en écrivant son ouvrage ? Il répond : Aristote est préoccupé, obnubilé même, par la question de la jouissance de l’être. Aristote, dit Lacan, ne semble pas s’apercevoir que, tout à sa préoccupation, il jouit lui-même d’une jouissance qui consiste à parler de la jouissance, précisément, c’est-à-dire à dé-placer cette jouissance dans la parole à laquelle il se livre. Cette jouissance aristotélicienne, quelle est-elle ? Eh bien, c’est, tout simplement, tout rigoureusement aussi, la jouissance de la mise en articulations des signifiants. Et c’est cette jouissance des signifiants, de leur articulation dans la parole qui fait obstacle à ce qu’Aristote attrape quelque chose de tangible de la jouissance de l’être. Car la parole, souvenez-vous, c’est bien ce qui fait défaut à l’atteinte de l’être.

            Alors, satisfaire ses besoins, c’est un peu court. C’est tout de suite submergé par la jouissance de la parole, laquelle, parlêtre oblige, est ce qui fait obstacle à la jouissance de l’être. C’est ce que montre Lacan avec Aristote. Le signifiant rate l’être, parce qu’il rate le signifié en tant que celui-ci ne s’équivaut jamais au référent. Le signifiant arbre a bien si je le prononce un effet de signifiant, le signifié arbre, en quelque sorte l’image, la représentation de l’objet, le référent arbre, mais quelque chose entre le signifié et le référent est raté, le signifié et toujours en-deçà de l’être du référent arbre. La représentation de l’arbre ne saurait être l’arbre lui-même.

            Le ratage, c’est ce qui fait qu’entre le sujet et l’autre, entre l’Un et l’Autre, entre l’homme et la femme, entre le sujet et l’objet, il n’y ait pas de rapport. Pourquoi ? Il n’y a pas d’abord de la réalité, chez l’Homme, qui ne passe par la parole. Il n’y a pas moyen de jouir du monde hors parole pour le parlêtre. Il y a donc toujours ratage du rapport direct de l’humain à son monde, le langage y obvie. Et la jouissance de la parole, seul moyen, je le répète, pour aborder la réalité, est en même temps ce qui fait obstacle à ce qu’il y ait du rapport, et, comme le monde humain est sexué, sexuel, obstacle à ce qu’il y ait du rapport sexuel. On jouit de la parole mais, cette jouissance est précisément celle qui nous empêche, pauvres parlêtres, d’accéder à la jouissance sexuelle, car le mur de la parole fait obstacle au sexe, à la jouissance du sexe en tant que tel.

 


* Jacques Lacan, Encore, Le Séminaire, Livre XX, séance du 13 février 1973, Seuil, p.49