La bouche, porte de la vie
Grâce au travail de nos équipes pluridisciplinaires, nous sommes arrivés au constat que cet organe puissant qu’est la bouche, est un lieu privilégié pour l’être que nous sommes. En effet, la bouche est le carrefour de multiples fonctions et émotions qui traversent l’Homme, comme la communication, mais aussi la sexualité, l’alimentation, l’expression, la sensorialité, la ventilation, la respiration.
C’est par la bouche que le nourrisson pousse son premier cri, face au vertige d’être vivant, mais, en fin de vie, c’est aussi par la bouche que passe le dernier souffle.
Les Grecs par ailleurs se méfiaient beaucoup des chats, prétendus être mystiques et maléfiques, car ils pouvaient à l’impromptu, venir voler « le souffle» aux dormants au moyen de leur bouche. Et par souffle on laissait entendre ce qui était plus intime pour un sujet, son esprit, son âme.
Par la bouche, un être humain va se construire et construire son monde avec les autres. Pensons seulement à l’importance capitale de la première tétée du nourrisson : le réflexe de succion est présent dès la naissance, à condition qu’il y ait un Autre maternel ou autre, qui par ses soins spécifiques, comme dit Freud, va permettre à ce réflexe d’asseoir une des pulsions majeures, la pulsion orale qui donne lieu à tout ce qu’on connaît de l’oralité. Ce réflexe de la succion qui permet la survie va s’étayer sur les pulsions sexuelles, pour disparaître quelque temps après. Ceci est essentiel, car d’emblée le petit de l’homme ne fait pas que se nourrir. Quand une mère par exemple alimente son enfant, que ce soit par l’allaitement ou pas, elle va aussi lui adresser une parole, le regarder, le caresser. C’est à dire, elle va lui donner une place dans son désir, et va permettre à l’enfant de se construire un corps, de démarrer sa vie comme sujet inséré dans une sexualité, dans une lignée. Ainsi on peut dire de quelqu’un (son bébé, son amoureux) « qu’on aimerait le manger, le croquer ». Cette jouissance orale qui fait partie de l’amour maternel aussi, permet au petit être de se constituer comme l’objet du désir de l’Autre. Préliminaire nécessaire de tout être pour se développer et s’épanouir. Patrimoine précieux qui fera partie plus tard de ce qu’on appelle « résilience » ou « confiance en soi ». Notons qu’il s’agit là de la conjonction d’un désir d’une part, et d’une jouissance de dévoration, d’autre part. Celle-ci ne s’accomplit pas, fort heureusement, car elle est marquée du sceau de la castration. Mais sans elle, non plus le sujet ne peut survivre.
Spitz a pu isoler dans les années 70 le phénomène connu comme « hospitalisme ou marasme ». Il s’agissait des enfants correctement nourris, mais chez qui faisait défaut les mots de l’Autre qui véhiculent un désir qui ne soit pas anonyme. Tous ces enfants se sont laissés mourir de faim ! Les mots sont donc aussi nécessaires que les mets pour « bien grandir ».
Nous nous apercevons d’emblée que la bouche est le premier lieu de plaisir, ou de frustration, mais aussi des découvertes, car la bouche se constitue comme le premier organe d’exploration du monde, dans cette première phase de la sexualité du développement humain qu’est la phase orale.
De la même manière, face aux « troubles de l’alimentation », on pourrait se demander quels sont les ratages du lien qu’on établit avec l’Autre primordial, qui font qu’un sujet ne désire pas manger, ne mange rien, ou au contraire, ait une compulsion à se remplir sans que cela soit en rapport avec la faim. Quand aux sujets autistes, on constate par exemple, que tout ce qui a trait à la fonction d’alimentation, en rapport avec cet orifice de la bouche, est hautement désorganisateur pour eux.
La bouche, carrefour de l’expression et la sexualité
Nous voyons comment les fonctions qui ont trait à l’oralité sont d’une extrême complexité. Cela s’explique, car la bouche est aussi ce qui sert à parler, à prendre la parole. L’être humain est un être de langage, un parlêtre, comme disait J. Lacan. Ceci introduit l’idée que les mots que l’on donne et que l’on reçoit nous façonnent comme sujet. Or ces mots de l’Autre se font chair, inscrivent dans notre corps une dimension inconsciente, une préhistoire, une causalité. Quand on parle, il faut tenir compte de tout ce flot de mots que l’on ne peut pas dire, que l’on ne connaît pas, et de ces mots qui restent interdits, imprononçables. Ces mots qui nous ont fortement choqués, ces mots lancés comme des dagues ou comme des caresses. Les mots de l’Autre façonnent notre être et laissent des marques de notre entrée dans le monde.
En effet, la bouche est un véritable carrefour qui ouvre la voie à notre histoire, une histoire qui se raconte dans le « bouche à oreille », l’essence de la tradition orale des peuples.
Notons que ces mots avec lesquels on parle de nous viennent aussi de la bouche de l’Autre. Ce sont leurs mots qu’on utilise pour se référer aux affects qui touchent notre corps. Par exemple on peut dire : j’étouffe, je m’essouffle, j’ai une boule à la gorge, j’ai la voix qui tremble, j’ai la gorge nouée, je suis resté bouche bée.
A vrai dire, sans ce passage par les mots de l’Autre « on ne saurait pas ce que l’on éprouve », comme souligne bien C. Soler*. A chaque fois qu’on essaie de nommer les affects, de « dire » ses sentiments, « on ne peut le faire qu’avec les mots dont on dispose, qui sont les mots de l’Autre, du discours déjà là ».
Que dire sur ces autres affects que l’on ne peut pas nommer ? Ces affects qui restent énigmatiques faute des mots pour les circonscrire, mettant le sujet face à un trou dans la signification. C’est une des raisons qui explique que leurs corps puissent « éclater en morceaux », ce qui a lieu lors d’une dépersonnalisation. Les affects innommables restent étrangers au sujet, qui ne peut aucunement imaginer l’affect à attribuer à une situation donnée. Albert Camus en parle très bien dans son livre « L’étranger ».
Nous savons depuis longtemps grâce à Freud, que les sujets sont attachés à leurs symptômes, expression en même temps d’un conflit inconscient et d’une solution, quoique boiteuse.
Il y a donc plusieurs manières de « faire symptôme » qui prennent racine dans cette jouissance orale. Il y a par exemple ce dégout profond qui se manifeste, soit par des vomissements qui se présentent à chaque fois qu’un sujet est incapable de formuler le refus de se positionner dans une situation donnée ; par une odeur que l’on ne reconnaît pas, dans l’halitose, qui tente de nous mettre à distance de l’Autre ; par une « dyslexie » que signe l’entrée difficile d’un sujet enfant dans le monde adulte, avec des règles qu’il a du mal à cerner ; par un bégaiement, qui empêche la prise de parole « comme il faut ». Dans le beau film « Le discours d’un roi », on reconnaît ce drame vécu par le sujet qui doit succéder son frère sur le trône. Enfant il subit la privation orale de la part d’un adulte maltraitant, et plus tard, il souffre justement de sa compulsion à « manger le mots » sans aucun ordre.
La bouche, cet organe puissant
La bouche détient par ailleurs la clé de l’équilibre neuromusculaire de notre corps tout entier. « Que les mâchoires se verrouillent et la musculature du cou, du dos et des jambes est prisonnière de ses contractures, elle a le plus grand mal à se libérer »**
La bouche « peut condamner toutes les portes de (notre) corps, ou les faire s’ouvrir toutes grandes, à volonté. C’est une porte, la première, la plus haute placée. » C’est sans appel, d’après Thérèse Bertherat*** : « Sans relâchement de la bouche, pas de relâchement de la musculature ». La bouche est puissante, musclée et en même temps très sensible. Il paraît que les muscles de nos mâchoires « sont les plus puissants de notre corps, compte tenu de leur taille. Quand ils se contractent, nos mâchoires se referment avec une force de pression de quatre vingt kilos. Chaque fois que nous avalons notre salive, ils font peser sur nos dents une charge d’environ deux kilos. Et comme nous déglutissons très souvent, même pendant notre sommeil, ils font peser sur nos dents – et sur notre corps tout entier une charge de quatre tonnes en vingt-quatre heures »****.
Et aussi surprenant que cela puisse paraître, « la connaissance de la bouche appelle la connaissance du vagin, dit Thérèse Bertherat, et celle du vagin appelle l’utérus avec sa bouche qui s’avance, et qu’on appelle justement le « museau de la tanche ». A son heure il s’ouvrira pour laisser passer la tête de l’enfant. Tout le corps se tient de haut en bas, et il y aurait une certaine « intelligence » qui nous échappe tous les jours un peu, que l’on peut retrouver à l’aide des certaines techniques de corps. Par exemple la langue, qui n’a pas moins de dix-sept muscles, contractiles et rétractiles d’une manière troublante, « est capable par ses mouvements précis de libérer le souffle, les muscles de la nuque et ceux du dos***** »
La bouche est aussi un organe de séduction, et le seul organe sexuel visible. On reconnaît aujourd’hui la valence phallique du sourire, de sorte qu’il y a des « ateliers du sourire ». C’est un bien du marché, ce sourire aux dents éclatantes qu’il faut pouvoir obtenir. Au delà du fait que l’on peut reconnaître différents sortes de sourires, qui vont du vrai au faux, mais aussi de complaisance, de gène, ou de tristesse. Le sourire, est le premier pas vers la communication et l’échange. Communication non verbale, où le sourire prime sur le regard, en raison de l’imaginaire rattaché aux dents et à la bouche.
De multiples expériences on montré que le nourrisson peut reconnaître grâce au sourire le visage de la mère. Ce sourire qui le rend « humain », il est capable de l’imiter, dans la mesure où il y a un Autre qui lui sourit, et qui répond également par des sourires. Sourires qui sont accompagnés également pour la voix, qui relève aussi d’une pulsion orale. Winnicot a écrit un article très répandu sur le rôle de miroir déterminant qu’a le visage de la mère pour l’enfant.
N’oublions pas l’agressivité nécessaire à la vie et à son devenir représenté par la possibilité de mordre, de déchirer avec les dents. C’est ce qui permet aussi à l’enfant de dire non, de fonder son autonomie dans le refus de quelque chose qui lui est proposé par l’Autre. Cette agressivité là est nécessaire à tout être vivant pour pouvoir se développer, ce qu’Abraham a souligné à plusieurs reprises. Oh combien sont malheureux tous ceux qui n’ont pas une pointe d’agressivité pour exprimer un désaccord, et doivent toujours se taire ! Pour Homère « les dents seraient en effet considérées comme de petites barrières imposées par la nature aux écarts de la langue et aux abus de la parole. »
Nous n’exagérons pas donc si nous plaçons la construction de notre sexualité, de notre histoire subjective sous l’emprise de ce qui sort ou ce qui rentre de la bouche. Tous les gestes qu’on fait avec elle font partie de notre signature corporelle, de même que cet orifice nous permet de « croquer la vie à plein dents » !
Conclusion
L’oralité implique donc des structures sensorielles, motrices, neurologiques, hormonales, psychiques, affectives et cognitives. La langue y a un rôle très important, y compris dans la verticalité.
Nous considérons la bouche comme un carrefour anatomique, physiologique et psychique où se rencontrent les mets et les mots, le sensoriel et le langage. C’est donc le lieu privilégié où se croisent le langage, la culture, l’histoire et la singularité. Instrument de la parole, lieu des contradictions, de l’échange, de l’ouverture à l’autre.
Ces arguments justifient largement le sens de notre démarche pluridisciplinaire : placer l’Homme au cœur de notre projet.
* Colette Soler, Les affects lacaniens, page X, Edition Puf, Paris.
** Thérèse Bertherat, Marie Bertherat et Paule Brung, à corps consentant, bien vivre sa grossesse et son accouchement, page 25, Lexitis Editions, Paris.
*** Elle est kinésithérapeute et l’auteur du best-seller « Le corps à ses raisons », Auto-guérison et anti-gymnastique, Albin Michel, 1985, traduit depuis dans plus de treize langues.
**** Dr Soly Bensabat, Le Stress, c’est la vie, Paris, Fixot, 1989, page 44 ; reimp, Paris, Ed. Poche Pratique, 1991. Cité par Therèse Bertherat dans le livre mentionné plus haut. Idem, page 26.
***** Thérèse Bertherat, Marie Bertherat et Paule Brung, à corps consentant, idem. Page 27.