« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue. »

Premier vers de L’Enfer, de la Divine Comédie de Dante
Trad. Jaqueline Risset. Illustré par Sandro Botticelli.
La petite collection, Diane de Selliers Editeur, 2008.

La forêt obscure, c’est, pour Dante, les vices et l’erreur.
Ainsi, pourrai-je dire, d’entrée de jeu, que toute femme qui a subi des violences a été, dans le même temps, entraînée malgré elle dans la forêt obscure. Sauf, que seule, désarmée, elle ne s’en sort plus ! Sa voie droite s’est perdue…

Je le dis tout net : aucune raison ne s’oppose à ce qu’un psychanalyste accueille, écoute, entende et interprète ces violences faites à une femme (une femme, une par une) qui décide de s’adresser à lui.
Mais, de ces violences, qu’en espérer ? Plusieurs destins. De femmes. Dépression, alcoolisme, mort, prostitution, en sont quelques effets parmi bien d’autres… Folie, frigidité et horreur phobique du sexe, pathologies gynécologiques graves, dont divers cancers et cette maladie particulière qu’est l’endométriose, comme des maladies auto-immunes (lupus, maladie de Crohn, pathologies rhumatismales) désespoir, détresse insondable, suicide, anorexie, boulimie, obésité, scarification, bouffée délirante, en sont d’autres…

Il est traditionnellement plus aisé pour un homme de devenir un homme que de devenir une femme pour une femme. Je vais m’expliquer : c'est plus aisé pour un homme parce que l’homme s’appuie culturellement - il suffit des fois de montrer, de bander ses muscles, il suffit de faire un peu de sport, il suffit d’aller au bistrot, il suffit de supporter l’alcool, il suffit de ne pas trop pleurer, il suffit d’être un homme ("Soit un homme mon fils"), il suffit de correspondre à ces stéréotypes même si au fond c’est parfois un peu mou, ce n’est pas aussi dur qu’en surface - il suffit d’être dans l’adhésion aux valeurs de la virilité. L’adhésion suffit, ce n'est même pas la peine de le démontrer. Il suffisait d’accepter de faire son service militaire même si l’on pouvait y trembler de trouille ou d’ennui : "C'est un homme maintenant ! Il a fait son service militaire, il peut se marier.…". Il suffisait d’avoir un travail, le travail faisait l’homme, le travail, le service militaire, le corps, pas pleurer, trancher, décider, etc. Pour la société, qu’un homme soit à peu près un homme, à peu près, ça suffit, pas besoin de trop fouiller, faut pas trop gratter. La société est une société faite par les hommes, pour les hommes.
Pour une femme, la question ne se pose pas de la même manière. Les modèles culturels viennent évidemment du fantasme masculin, via les magazines féminins, entre autres. C’est un fantasme qui est toujours entre deux pôles, la mère et la putain, comme vous le savez, et l’idéal des deux à la fois en une, mais pas aux mêmes heures, pas au même moment, pas dans la même journée, mais les deux ! La putain sans la mère, ça ne va pas, il va chercher la mère ailleurs ; la mère sans la putain, ça ne va pas non plus, mais c’est plus courant. Alors une femme qui est face au fantasme masculin rencontre parfois — c’est chez Freud le cas de "la jeune homosexuelle" — qu'elle va au contraire pouvoir construire sa féminité en rencontrant une autre femme, et non pas en rencontrant le fantasme au masculin de la mère et la putain. Ça fait parfois des homosexuelles, ça fait surtout entre les deux, entre celle qui adhère directement au modèle phallique des hommes, et celle qui devient homosexuelle, ça fait tout le champ de l’hystérie.
Il y a une façon hystérique de prendre le chemin de la féminité, et cette façon hystérique est très mal vue ; certes, on ne les brûle plus sous forme de sorcières comme au Moyen-Age, elles ont rencontré Freud au XIXème siècle, et aujourd’hui dans les hôpitaux généraux, je vois des chefs de clinique qui ont la trentaine et pour qui tout est à recommencer, car non seulement ils ne savent plus reconnaître un cas d’hystérie mais surtout, ils ne savent plus comment l’aborder, comment aborder une femme qui relève de la structure hystérique. L’hystérie n’est pas une pathologie, une maladie, c’est une structure psychique.

Le trauma n'a pas la même définition ni portée chez un Freud et chez les psychiatres qui ont théorisés le Post-Traumatic Syndrom Disorder (ou PTSD), dans le même temps ou après lui. Freud fonde la thèse selon laquelle toute névrose est d’origine traumatique. Au début est le trauma, la rencontre traumatique. Même si, par la suite, c’est le fantasme qui va réélaborer les choses et émailler le souvenir. L’angoisse est cause du refoulement dans l’inconscient de la scène traumatique, à partir duquel le symptôme fait retour. Freud ne reviendra plus là-dessus, à partir de 1926, c’est-à-dire à partir de son texte « Inhibition, symptôme, angoisse »* Par ailleurs, la notion originelle (1986) du psychanalyste Paul-Claude Racamier [1924-1996], de "perversion narcissique", a eu pour objectif de cerner une clinique particulière, jamais de fonder une catégorie. Cet auteur n'a, à ma connaissance, jamais été jusqu'à parler et définir une catégorie nouvelle de sujets pathologiques. Créer de toute pièce une catégorie psychopathologique de "pervers narcissiques" n’était pas son but, à ce que je me souvienne, saut que n'ont pas  manqué de faire d'autres travaux d'auteurs postérieurs à Racamier. Il y a là, pour moi, un problème à discuter. Pour les psychanalystes (de toutes obédiences, donc la communauté psychanalytique), les notions et concepts de perversion et de pervers se suffisent, en soi. Dire "narcissique" n'ajoute en rien à ces termes, pour autant que tout "pervers" EST narcissique. L'inverse n'étant pas vrai, toute structure psychique "narcissique" n'est pas nécessairement directement perverse...

La violence qu’a subie Eva a consisté, dans un premier temps, en une violence verbale, et tout d’abord des insultes. Son conjoint, qui  était capable d’insulter une personne en réunion, en public, sans état d’âme, s’est mis à le faire pour elle aussi, en privé, d’abord, puis en public.
Eva subit progressivement l’isolement forcé, l’humiliation systématique, et son conjoint installa à son intention ce que l’on peut nommer une véritable terreur. De son côté, il argumenta tout ce qu’il put pour établir son impunité et inverser la culpabilité que déjà, Eva ressentait de ce qui se passait. Tout cela se faisant très progressivement, insensiblement au début.
Par la suite, les violences verbales s’exercèrent sur elle partout, à chaque instant, du jour et de la nuit. Comme pour d’autres femmes, Eva fût le plus souvent la victime de l’acharnement d’un homme à la détruire, que ce soit dans la rue, à la maison, au travail – elle avait connu son conjoint sur le lieu du travail -, au volant… Les brimades qu’elle subit auront été de nature sexiste, raciste  - Eva venait d’une autre culture -, à connotation vulgairement sexuelle le plus souvent. Attaquer l’image de son corps, ou faire la part belle aux stéréotypes sexistes, pour l’accabler, son conjoint ne reculait devant aucune sorte de violence. Les violences d’ordre morale, en fait symbolique, parce que de l’ordre du discours, anéantissaient Eva, bien autant, sinon plus, que les violences physiques et sexuelles, ces dernières la dégoûtaient plutôt. Elles détruisaient son image, non seulement vis-à-vis des autres, mais, surtout, vis-à-vis d’elle-même. Ces violences symboliques, ces violences du langage  sont d’autant plus dangereuses que, sous couvert d’humour, on en rit et on les banalise. Elles sont pourtant la porte ouverte au non respect et à la dégradation de l’être de langage que nous somme, par le langage lui-même. Elles se précipitent, bien entendu, très vite jusqu’à l’insulte et la violence verbale extrême, car ordurière. Elles sont aussi préparatoires à un nouveau cycle de violences physiques et génitales.
Eva était venu me parler, car une amie pour laquelle j’avais beaucoup fait pour la sortir de l’horreur, lui avait recommandé mon adresse. Je disais alors à Eva que les coups, mais également les humiliations, les insultes répétées ou les menaces, sont des manifestations graves de violences qui aurait du l’alerter et face auxquelles elle aurait pu et du réagir .
Eva n’en parla pas rapidement à une personne de confiance. Elle ne sût pas, en outre, s’adressez à une association spécialisée qui aurait pu l’aider.
Eva m’expliquait que des habitudes s’étaient installées sans qu’elle ose réagir, et le sentiment du danger fit alors inéluctablement partie de son quotidien.
Elle me confia aussi que la présence de son compagnon lui faisait de plus en plus peur et qu’elle sursautait bientôt à son approche. Qu’elle craignait, également, de rentrer chez elle. Ils avaient eu ensemble trois enfants, mais maintenant elle finissait par craindre aussi pour la sécurité de ses enfants.
Son compagnon l’isolait subrepticement de ses ami(e)s, de sa famille, de ses voisins et même de ses collègues. Elle me décrivit, par le menu, comment son conjoint avait fini par l’ignorer. Comment il la critiquait à tout propos, la dévalorisait en public ou en privé, sans distinction. Comment il ne tenait plus compte de son avis.
Elle me raconta comment l’attitude agressive de son compagnon lui donnait l’impression de ne plus avoir de contrôle sur sa propre vie ni, par ailleurs, sur celle de ses enfants. Elle finit par ne plus supporter que son compagnon s’adresse à elle uniquement par des ordres et des cris.
Combien de fois Eva m’a témoigné de ses viols, ces actes de pénétration sexuelle, de toutes natures, commis sur sa personne, son corps de femme, par violence, contrainte, menace et surprise. Dès le moment où elle disait non à un rapport sexuel, il lui était immédiatement imposé sous la contrainte.  C’est bine cela un viol, n’est-ce pas, me disait-elle…
Mais Eva subissait aussi des agressions sexuelles de la part de son conjoint, soit, selon la loi française, des actes à caractère sexuel sans pénétration commis sur sa personne, par violence, contrainte, menace ou surprise.
Au travail, Eva avait déjà subi un « harcèlement moral », mais aussi un « harcèlement sexuel » de la part de cet homme, son futur, néanmoins, compagnon, le père de ses trois enfants. Autant d’actes dont je lui expliquais qu’ils étaient clairement institués par la loi française comme délits et qui sont donc passibles de sanctions.
Il lui devenait pénible, voire impossible pour elle de pousser la porte de son entreprise ou de son bureau. Elle appréhendait de se retrouver en présence de ses collègues et de ses supérieurs hiérarchiques, elle devenait petit à petit êtes victime, sans le savoir, de violences au travail. Les violences au travail peuvent se manifester de diverses façons. Apprenez à les reconnaître pour les combattre.
C’est ainsi que son supérieur hiérarchique, qui deviendra son conjoint, lui impose des missions dont les autres ne veulent pas mais qu’elle accepte par crainte d’être mise à l’écart ou licenciée, et cette situation se reproduire de manière systématique.
Elle avait manifesté à son supérieur hiérarchique, son futur conjoint -, son envie d’évoluer dans son travail. Il a refusé d’en parler dans le cadre professionnel et insisté pour aborder la question dans un cadre privé.  Il se permît alors des gestes déplacés. Il mit ses capacités en doute tout en se permettant des réflexions machistes et des allusions sexuelles. Il n’eut de cesse de la dénigrer ou de lui faire perdre confiance en elle. Il l’a « mise au placard » à partir du moment où elle refusa ses avances. Elle accepta alors qu’il devienne son compagnon, son conjoint. Ceci n’arrangea les choses au travail que durat une courte période, après laquelle tout recommença comme avant…
Je lui expliquais que c’est un combat de tous les instants, toutes les femmes qui l’ont vécu le savent. Un combat qu’il est quasiment impossible de mener seule.
Celles qui ont subi des violences avant vous ont souvent été sauvées grâce aux témoignages d’autres femmes victimes elles aussi. Ces témoignages ont été recueillis la plupart du temps par des associations d’aide aux victimes. Cette entraide reste l’un des moyens les plus efficaces pour lutter contre les violences faites aux femmes. Je lui expliquais encore qu’il importe également de sortir de l’isolement qui en résulte parfois. Vous pouvez vous confier à une personne de confiance, lui disais-je, ou à une association, un travailleur social, à un médecin qui peut établir un certificat médical pour constater votre état de victime. Car il est fortement conseillé aux victimes de violences de porter plainte. Et l’engagement de poursuites judiciaires est un moyen de retrouver sa dignité apparemment perdue.
Rien n’y fit, cependant… Eva est morte le 23 janvier 2001, victime d’un dernier coup, fatal, de son conjoint, qui la fit tomber en arrière et se fracasser le crâne sur le coin du radiateur de leur chambre… ! Elle venait d’engager sa psychanalyse avec moi depuis trois mois.


L’exemple prostitutionnel

Le cas de la prostitution est paradigmatique de certains des effets des violences faites aux femmes. La prostitution est très souvent consécutive aux abus sexuels, viols, incestes subis jadis par ces femmes en prostitution.

Je vous parle ici à partir des dires de Brigitte, Marie, Corinne, Martine, Nadia, Alice, Bernadette, Bérénice, Aurélie, Olivia, Claudine et de quelques autres.
Je suis un psychanalyste parisien, qui pratique la psychanalyse depuis trente-cinq ans et reçoit, parfois, à son cabinet, plus souvent que je ne le sache vraiment au départ, des personnes qui se prostituent à l’occasion, des prostitués aussi dont c’est l’activité économique principale, des femmes pour la très grande majorité des cas. Je vais vous dire ce que j’en entends.
           
Il existe souvent, mais voilà, pas toujours, dans mon expérience, un traumatisme sexuel précoce chez la majorité des femmes prostituées. Ce traumatisme concerne ce que nous appelons « le féminin », pour le distinguer de « la féminité ». La féminité est une construction qui fait appel à l’imaginaire, celui d’une époque, celui d’une culture, celui d’une mode, par exemple. Le féminin, c’est tout autre chose. C’est du réel ! Il y a donc quelque chose d’impossible à imaginer et à symboliser dans le féminin. Il peut concerner les deux sexes, bien que, majoritairement, il se rencontre, la plupart du temps, chez les femmes.

Les enjeux inconscients dans la prostitution, pour celles qui se prostituent, font apparaître qu’elles n’ont pas été, enfants, symboliquement reconnues, précisément à l’endroit du féminin. Cela veut dire que ce sont des enfants de sexe féminin qui n’ont pas été reconnues comme étant le fruit d’un désir accepté, consenti et partagé par les deux partenaires du couple… Le désir, qui les a causées, est un désir qui a été mal assumé, mal accepté, qui a pu paraître une erreur, un accident, voire n’a pas été un désir du tout. Ce sont des enfants dont la présence a été en général ramenée à leur embarrassant corps de chair. Leur féminin s’en trouve comme dénié.

Et, c’est à ce titre qu’elles vont en quelque sorte se trouver littéralement jetées dans l’existence, dans la mesure où n’ayant pas été symboliquement reconnues dans la dimension imaginaire de leur féminité, elles vont chercher à se faire reconnaître, je dirais… dans le réel. Mais de la plus mauvaise manière qui soit, en confondant imaginaire et réel.

Elles cherchent alors à se faire reconnaître dans la réalité comme un objet de désir et un objet de jouissance phalliques. En se croyant « libres » de choisir cette curieuse existence. C’est, bien sûr, un leurre. Ce leurre du « libre arbitre », certaines, néanmoins, le  revendiquent, justifiant, aujourd’hui, « leur » prostitution, le « plus vieux métier du monde », dit-on, comme un nouveau métier parce que voulu, décidé, assumé, méconnaissant par ce dire ce qu’il en est de l’inconscient.

« J’ai toujours pensé trouver une solution dans la prostitution », dit Marie. « Ce qui est certain, c’est qu’en me prostituant, je choisis de me punir, d’abîmer mon corps », ajoute Madeleine. « Moi, il m’a fallu en passer par la drogue et l’alcool pour accepter « ça » ! ». « Ҫa, cette autodestruction. Je les vois bien, toutes ces femmes qui m’entourent, elles se souillent par tous les orifices de leur corps, pour aboutir à quoi ? A éteindre, à épuiser cette revanche sur la vie, plus qu’à assouvir cette revanche sur les hommes qui, pour moi aussi, dit-elle, nous taraudent néanmoins toutes ! »
Il n’y a pas de personnalité-type, mais chez toutes ces femmes existent une importante fragilité affective et une certaine immaturité. Ce sont des constantes frappantes. Bien évidemment, toutes ces femmes admettent que, dans le système prostitutionnel, l’on n’y entre pas par hasard.
Brigitte me dit que chez toutes ses compagnes d’infortune, les traits dominants sont constamment : « l’angoisse d’abandon, le rejet, les frustrations affectives intenses et de douloureuses difficultés d’identification sexuelle ».
« Suis-je une femme », dit Alice ? Qui ajoute : « Suis-je un homme ? Un androgyne ? Une travestie ? Un transsexuel ? » La brouille est aujourd’hui totale… Mais, au fond, « qu’est-ce qu’être une femme ?», ajoute Nadia. Nous y voyons là, dans une telle embrouille des sexes et des genres, dans une telle confusion, une preuve, à nos yeux, que ce qui n’a pas été reconnue, c’est ce que nous appelons « le féminin ». A quoi s’ajoute une carence quasi-complète de la fonction paternelle vis-à-vis des filles, face à des mères castratrices. Et, derrière tout cela, des violences, beaucoup de violences ; des violences de toutes sortes.

Car les pères ont presque toujours des images d’hommes très faibles et les mères apparaissent alors comme dévorantes et très possessives ; les jeunes femmes, telle Hélène, se trouvent face à elles dans un rapport complexe où se mêle « la haine », dit-elle tout de suite, et, surtout, dramatiquement, une demande éperdue et insatiable d’amour. Il y a dans la prostitution, sorte d’exagération extrême de l’image de la femme sur son versant de la féminité, d’une féminité hurlante, une recherche d’identité, c’est-à-dire une quête du féminin. Les importants traumatismes de l’enfance, parmi lesquels le viol par le père ou son substitut en position d’autorité ont, la plupart du temps, en ce cas-là, tout brisé du devenir sexuel de la fille, comme m’en témoigne Olivia : « j’ai été violée chaque jour dès l’âge de 9 ans jusqu’à mes premières règles, à 13 ans ».

« L’argent, dit Claudine, a pour moi une valeur symbolique qui est censée me permettre une revalorisation par rapport à des sentiments d’indignité et d’infériorité très forts que j’avais éprouvés avant l’entrée en prostitution ». « C’est également, pour moi et pour beaucoup d’autres femmes comme moi, le moyen de faire payer aux hommes un dommage », dit-elle. Elle croit, par cette pratique, acquérir le pouvoir, en fait le phallus imaginaire manquant. Cependant, cet espoir est, à la longue, profondément déçu.

« La dépression et le besoin d’excitations sont massifs et quotidiens », ajoute Corinne. « Toutes ces raisons incitent les femmes comme nous à chercher une solution dans la prostitution, car c’est un milieu qui nous met aussi en danger… Et le danger, on connaît… ! ». Le danger est une source importante d’excitations, ces excitations entretiennent chez la femme prostituée une forme de jouissance morbide, dans la douleur de leur corps meurtri.

A écouter longuement toutes ces femmes en prostitution, on peut repérer qu’il a existé une hostilité très importante, éprouvée dès la naissance, de la part de l’entourage familial ou social. Une forte concentration d’évènements physiques et psychiques a émaillé aussi l’histoire de leur corps, et la sexualité y a toujours été omniprésente.
 
Une effraction sexuelle est à l’œuvre (chez Corinne, Nadia, Brigitte, c’est flagrant). Il peut s’agir d’évènements réels comme des incestes (Aurélie), des abus sexuels (Corinne, Martine, Alice) ou de simples paroles, ou encore des comportements et attitudes méprisants, abaissants, relatifs à la sexualité par des personnes incarnant l’autorité (le père chez Sylvie et Martine, le frère aîné chez Alice, un oncle chez Nadia). Ces paroles et attitudes, souvent insultantes, agissent comme des messages, voire même des ordres, qui pourront pousser la petite fille, parfois beaucoup plus tard, vers la prostitution.

On peut se demander si le comportement ostentatoire, provoquant, de la prostituée, est adressé à quelqu’un ? Toutes ces femmes répondent qu’elles en veulent tout particulièrement et bien souvent à la mère. C’est adressé à la mère,… mais sous le regard convoqué du père. Il y a un « regarde ce que tu as fait de ta fille ! » évident chez Alice, Nadia, Martine et Aurélie. Comme acte, cet acte sexuel tarifé, sans plaisir apparent, autorisé ou avoué – sauf sur le mode de la provocation -, est rendu possible, m’expliquent-elles en bonnes sociologues féministes, « parce qu’une société machiste, phallocentrique, en autorise, voire en prescrit la pratique ». Une telle pratique de la prostitution, cette société l’organise, en effet, en exploitation de la femme et fait écho à un type de fonctionnement familier, de longue date, présent et vécu chez ces sujets.

En outre, l’angoisse d’abandon se lie à des comportements de dépendance : à l’alcool, aux drogues parfois les plus dures, au proxénète tout particuilèrement. La défaillance quasi générale de la fonction paternelle est récurrente et patente. Mais la femme prostituée veut, nolens volens, à chaque fois éprouver sa séduction. Elle engage alors un véritable effort de construction et, dans le même mouvement, ce qu’elle ne perçoit pas tout de suite, de destruction de la femme qu’elle est. Elle se situe constamment entre pulsion de vie et pulsion de mort, ce qui la ronge et, parfois, va même jusqu’à la tuer.

Ce qu’il faut noter aussi, c’est qu’il y a toujours dans l’histoire des femmes prostituées quelque chose de sexuel mêlé à autre chose : Corinne, Martine, Alice, Aurélie,… témoignent toutes dans leur histoire de l’existence de la conjonction de facteurs psychoaffectifs et sociaux, mais aussi, chose étonnante, quasi-systématiquement, à un certain moment de leur histoire, d’une blessure sexuelle du corps. Corps malmené, écrasé, chair déchirée, os fracturés, plaies et cicatrices à des endroits du corps symboliquement sexuellement investis : sexe, seins, face intérieures des cuisses, ventre, fesses...

 Alice me parle « du mauvais climat affectif qui a entouré mon enfance, particulièrement dans mon plus jeune âge, en plus des carences au niveau moral (au sens large) et éducatif ». Ce que me confirment Martine et Aurélie, les concernant elles-mêmes.

 A les écouter, je me dis que les femmes prostituées règlent des comptes avec le féminin, bien plus qu’avec le masculin et qu’elles tiennent, au fond, les hommes pour de simples moyens de cette fin.
Nadia m’affirme, amère, « qu’une femme qui aurait été bien traitée dans sa sexualité ne deviendrait pas prostituée ».

Ainsi, la prostitution nous apparaît, paradoxalement, comme une façon de s’adapter, « comme on peut », aux traumatismes causés par les abus sexuels antérieurs. Et, être traitées en objets sexuels, ce n’est en somme, pour certaines, que continuer de faire ce qu’elles ont appris lors d’agressions sexuelles subies et  répétées.
Car, me précise, à nouveau, si justement Alice, « l’agression sexuelle provoque une effraction de l’enveloppe corporelle mais aussi affective. Il y a à la fois un sentiment de honte, de culpabilité et de salissure. Comme ce sentiment perdure, il peut engendrer de la répétition – c’est le cas la plupart du temps -, ce qui fait que le corps va être sali en permanence, sans fin ».
Dans certains cas, les prostituées vont avoir le souci et l’impression de faire payer les hommes. Certaines en sont même persuadées, elles n’en démordent pas. Mais, il faut le reconnaître, l’impression seulement, car c’est un leurre dans lequel elles sont prises. En réalité, elles se déstructurent en pensant se venger. Elles paient cher le fait d’avoir été victimes. Mais elles le redeviennent… La violence subie se reproduit, soit en conduite active d’auto-destruction, soit en état de dépendance et de passivité. Seul l’argent, comme dimension fantasmatique, économico-sociale, de la prostitution, « permet de se faire croire » dit Nadia, qu’elle ne subit pas. « C’est une illusion », reconnaîtra-t-elle plus tard.

 Violentée petite fille, Bernadette, découvre en elle, par l’analyse, ce que l’on peut appeler un « noyau traumatique » qui la ronge et la hante, mais dont elle voudrait se défaire. Paradoxalement, ce noyau traumatique exige en même temps qu’elle le nourrisse constamment de nouvelles blessures, à son corps défendant. Si elle cède à cette incitation récurrente venue en droite ligne des horreurs subies d’autrefois, elle peut être tentée, par vertige, par fascination aussi, de remonter sur la scène du malheur, laissant son corps aliéné aux mains d’un, soi-disant, « client », placé en position d’agresseur-violeur, l’argent convenu accréditant l’illusion d’une transaction commerciale. Elle remet alors en acte une scène originelle qu’elle ne parvient pas à symboliser ; elle se ré-expose, et répète, via l’autre l’agressant, les violences d’antan. Elle recompose, ré-agence les éléments du primitif crime dont elle fût la victime. Elle se soûle et se prolonge de malheur, parfois dans une jouissance obscure, dans son asservissement d’aujourd’hui.
On sait que l’entrée dans la prostitution est la conséquence de facteurs multiples, d’un enchevêtrement de raisons, certes personnelles, mais aussi - il est essentiel de le rappeler - sociales et économiques, tant la prostitution est non seulement tolérée mais organisée et encouragée par nos sociétés comme un mal nécessaire et, aujourd’hui, parfois, comme une profession comme les autres, comme les auto-proclamées « travailleuses du sexe », mises en syndicat.
L’un des piliers de cette exploitation vivace, reste, nolens volens, la détresse personnelle. L’acte prostitutionnel apparaît en effet comme un symptôme de souffrances profondes et une tentative, qui va s’avérer erronée, car en impasse, de recherche de solution face à ces souffrances.
J’ai pu constater que la question des traumatismes affectifs et sexuels de l’enfance, les carences affectives et éducatives du père et de la mère sont remarquablement présents chez Nadia, Brigitte, Alice, Martine et Bernadette. Les plus jeunes des femmes qui se prostituent apparaissent, elles, surtout comme souffrant de frustrations graves, avec un grand besoin de sécurité, de valorisation, de plaisir aussi. Les dimensions de dépression chronique et d’auto-punition ne sont pas rares, conséquences directes des perturbations de l’affectivité.
Comme on l’a noté, les maltraitances sexuelles ne sont pas forcément des actes, mais elles peuvent être aussi des mots, des actes de parole, durs, méprisants, honteux ; par exemple, un verbiage insultant sur les premiers émois du corps. On retrouve chez Corinne, Marie et Nadia, des attitudes de l’entourage qui ont dénié à l’enfant ou à l’adolescente qu’elles étaient, qu’elles avaient une sexualité propre. Et les traumatismes à caractère sexuel viennent s’ajouter aux autres, mort des proches, accidents, ruptures violentes, abandons...
Il n’en reste pas moins, redisons-le, insistons, que la femme prostituée veut prouver, à tout prix, sa séduction en se faisant girl=phallus. Elle engage un véritable effort de représentation de la féminité, un effort de construction osée, mais aussi, en même temps, en creux, se dévoile l’envers de la médaille qui se traduit, concomitamment, par un effet de destruction inévitable du féminin de la femme qu’elle est, toujours oscillant entre pulsion de vie et pulsion de mort, qu’elle ne maîtrise aucunement, mais dont elle pâtit.
Toute jeune fille, toute femme, doit désormais ne pas pouvoir ignorer qu’elle peut lutter et s’en sortir, à condition de ne pas rester muette, mais de dire, d’aller parler de ce qu’elle subit des « père-versions ». Parmi d’autres professionnels, c’est la place et la fonction d’un psychanalyste de l’accueillir dans sa souffrance psychique afin qu’avec celui-ci, elle puisse de cette souffrance en faire autre chose.

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Paris, le 24 août 2011.

 

* Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1986, p.95.