I. LES MUTATIONS ET LES TACHES DE L’ADOLESCENT

     Notre époque s’intéresse beaucoup à cette phase du développement, certes avec raison, mais on a pu écrire en réaction que l’adolescence n’existe pas. Il s’agit de le comprendre en terme de développement, même si on a d’abord insisté sur les ruptures réelles. Il y a rupture pour passer à des processus de réorganisation.
     Il ne s’agit pas d’aborder en détail toutes les phases et tous les processus que vivent les adolescents, ce serait dépasser notre sujet. Mais il s’agit de considérer les principales mutations qui mettent en jeu les interrogations de l’adolescent et peuvent entraîner des difficultés et des dysharmonies de sa vie psychique et de ses conduites.
     On a présenté l’adolescence sous différents modèles, le modèle physiologique, le modèle psychologique, le modèle sociologique, le modèle cognitif et éducatif (D. BAILLY). Ce sont les mutations de la personnalité qu’il s’agit de prendre en compte pour comprendre profondément les tâches considérables de l’adolescence et de chaque adolescent.

A / Les dimensions corporelles

     Elles sont évidemment essentielles. C’est la croissance physique avec les transformations corporelles et hormonales bien connues : chez le garçon, la grande poussée de croissance se situe en plein milieu du développement sexuel, et chez la fille, l’accroissement maximum annuel se situe dans l’année qui précède les premières règles. La maturation sexuelle et son expression extérieure interrompt souvent brusquement la période de révolte pré-pubertaire où nous avons la réactivation des conflits, la tendance à mettre en question les identifications antérieures, la curiosité sexuelle exacerbée dans le contexte de curiosité générale
(curiosité face à la vie sexuelle des parents et la vie sexuelle des jeunes), le goût du secret et le rétrécissement de la sociabilité.( R.MUCHIELLI)
     C’est dans cette phase de maturation sexuelle que nous voyons souvent une phase passagère de passivité qui tranche de manière spectaculaire sur les orages antérieurs.. C’est la conscience de l’avènement d’une période importante dans leur vie qui frappe les adolescents et les sidèrent momentanément. Elle crée une période d’insécurité, par la brusquerie de son arrivée ; ils ont besoin de se sentir considérés, estimés, soutenus et se rapprochent même des parents. C’est là où des phénomènes psychopathologiques surgissent, régression, agitation anxieuse, bouffée d’angoisse ou sentiment d’indifférence bizarre et d’irréalité, avec même repliement de nature autistique et changement schizoïde du comportement.
(R.MUCHIELLI)
     Ainsi l’adolescent est confronté à son corps. Il faut distinguer là l’image du corps, le vécu corporel et le schéma corporel.

     L’image du corps, c’est la représentation imaginaire que chaque sujet a de son propre corps, et qui comporte des aspects conscients, préconscients et inconscients. Elle se constitue dès la première enfance. Elle joue un rôle déterminant dans la représentation de soi. Et les troubles de la personnalité des adolescents dysharmoniques, déstructurés, ou même très angoissés, s’accompagnent généralement de distorsions de l’image du corps. (J.PETOT)

     Le schéma corporel est par contre «  l’image tridimensionnelle que chacun a de soi-même » (SCHILDER). Il ne s’agit pas seulement d’une accumulation de données perceptives ou de productions imaginatives, mais bien sûr d’une structure qui intègre un ensemble d’informations en assurant l’unité d’une forme (gestalt) permanente. On rejoint le modèle postural, mais les informations qui contribuent à la construction du schéma corporel sont de sources multiples : sensations tactiles, thermiques et douloureuses, visuelles, vestibulaires, musculaires et viscérales. Toutes ces données étant intégrées dans un processus d’ordre neurologique où vont intervenir les investissements narcissiques par exemple. Mais c’est un concept davantage d’ordre neurologique (D.WILDLOCHER).

     Le vécu corporel est de façon différente constituée de l’expérience vécue de la coïncidence entre le corps et le sujet, coïncidence entre mon corps et moi-même. Le plaisir est le vécu d’une présence qui s’expérimente corps, d’une coïncidence avec sa corporéité. La douleur, comme le plaisir, va venir nous révéler la dimension charnelle de notre être. Et nous voyons se constituer au niveau du vécu corporel une série d’expériences sensibles, expériences de plaisir, d’émotion, de sensations et sentiments, de la sexualité. Nous voyons se constituer la conscience de la réalité de l’individu en tant qu’être expérimentant ses limites. Et c’est tout cela qui est en jeu dans les conduites de risque.

- Dans les états névrotiques, c’est l’expérience du corps envahi par l’anxiété, l’expérience d’envahissement.
- Dans les troubles psychosomatiques ( asthme, allergie, asthénie, fatigue extrême etc…), c’est un vécu du corps scindé, dans la rupture avec le monde conscient et inconscient, où le corps et le système malade est vécu comme étranger à soi-même, comme objet distinct du sujet.
- Dans les états de désorganisation psychique (psychose, états dissociatifs du jeune) c’est le drame de la perte des limites du corps ; le corps est vécu comme morcelé, le corps est menacé dans son unité, et cela est vécu souvent de façon consciente.

     Ces distinctions sont intéressantes pour comprendre les relations de l’adolescent face à son corps. C’est là où il est face à la vie. «  C’est une découverte personnelle….chaque sujet est engagé dans une expérience, celle de vivre, dans un problème, celui d’exister »( WINICOTT souligne ainsi la dimension ontologique de l’existence de l’adolescence au delà de sa dimension psychologique de crise de l’identité).
     «  L’adolescent va ainsi devoir réapprendre à assimiler son corps à l’image qu’il a de lui-même, alors même qu’il devient la scène de son trouble. Le rejet de son corps par l’adolescent est toujours une attaque contre les figures parentales ». Dans les années 50 et 60, la revendication du droit à la différence a permis aux adolescents d’affirmer leur identité, mais plus récemment, cette revendication s’est déplacée sur le droit de disposer de son corps à sa guise. : Formes extrêmes du droit au suicide, à l’anorexie, aux conduites à risque, à la consommation excessive de drogues bien sûr aussi   . « Et la ré-appropriation du corps se traduira dans un rituel d’initiation non codée, par des marques (modes, tatouages, attributs divers) qui signent une nouvelle appartenance et la coupure avec le monde de l’enfance »
     L’initiation apparaît comme un mythe du moi et de son auto-engendrement, mais elle est aussi une vraie re-fondation subjective : «  c’est aux adolescents eux- même qu’il revient de marquer leur corps » (D. MUCHIELLI), mais avec tous les excès et les dérapages que cela implique » «  Il lui faut des marques tangibles de traversée d’une expérience difficile et douloureuse », de la relation ordinaire de l’adolescent aux vêtements aux conduites plus expressives ( tatouage, piercing, crête colorée sur les cheveux) pour affirmer la toute puissance sur un fond d’insécurité. On rejoint la présence et l’importance du couple fantasme de mort / résurrection et la nécessité de canaliser, de maîtriser et symboliser la violence (F.RICHARD)
     Si l’adolescent a besoin d’affirmer son autonomie dans les attitudes d’opposition, celles ci peuvent se stabiliser en néo- identité de l’adolescent révolté ou rêveur. «  Et l’équilibre est précaire entre le corps de l’enfant et celui de l’adulte qu’il n’est pas encore. Gauche, maladroit, ingrat, il va vivre l’inquiétude que les dimensions et les formes du corps ne soient pas standard. On va voir apparaître grossièretés, agressivité, «  en fait l’adolescent a des difficultés à habiter ce corps nouveau dont la puberté l’a affublé, il se sent dysharmonique ». Au milieu de ce refus du corps, de la perception de la « complémentarité des sexes », de son sentiment d’angoisse et de solitude, « l’acte est expérimentation des limites, de l’irréversibilité, rencontre de l’autre aussi bien que de soi-même…. L’acte sexuel est exemplaire de cette fonction » (A.BIRAUX)
     Mais il faut prendre en compte la « cassure », le breakdown de LAUFER, qui peut résulter d’une non-intégration d’une représentation de soi comme mâle ou femelle. C’est l’angoisse devant l’interrogation de l’identité sexuelle, et cette cassure est de l’ordre de l’angoisse, de la désorganisation ou de la régression dans le développement, dans le désarroi face à la haine du corps où les désirs du corps ne sont pas intégrés et ne peuvent pas rentrer dans un compromis entre le désiré et le permis. C’est là où nous voyons surgir passages à l’acte, addictions, troubles de l’identité et de la sexualité.
     Et c’est là où la sexualité de l’adolescent a des expressions actuelles particulières, plus spécifiques à notre époque.   La sexualité est moins frappée d’interdits, elle est supposée être plus libre, peut être au prix d’une banalisation qui la prive de son sens de rencontre privilégiée avec l’autre. Banalisation qui réduit chez beaucoup de très jeunes la sexualité à une expérience orgastique, au titre de l’hygiène ou comme critère de normalité. Les premiers rapports sexuels d’un grand nombre de filles sont agis pour se rassurer ou pour entrer dans la normalité. L’autre n’a pas sa place. Il est parfois réduit au simple statut d’objet à jouir ( par exemple dans les tournantes). Et cela explique aussi peut être les abus sexuels de plus en plus fréquents…
     Mais malgré la libéralité apparente, la sexualité reste dangereuse pour les jeunes, non plus à cause du risque de grossesse, mais par le risque d’engagement affectif ou par le risque des conséquences somatiques…. A l’adolescence, la sexualité est dangereuse également du fait que l’autre puisse vous asservir à la jouissance qu’il vous donne (et comment ne pas avoir cette crainte lorsque la société désigne tout autre, adulte comme jeune, comme abuseur en puissance) M. BASQUIN. C’est souligner là qu’il y a chez le jeune la crainte d’être dominé et asservi par l’autre, la peur de voir amputer ses désirs de liberté et d’autonomie qui sont en train de s’affirmer. C’est dans tous ces domaines que la sexualité fait aborder l’expérience de la vie chez le jeune, l’expérience de la vie de son corps, et le sens qu’il peut lui donner consciemment et inconsciemment, Au milieu de la banalisation de la sexualité, le jeune est capable de percevoir les enjeux profonds de la relation avec lui-même, avec son corps et avec l’autre.
     Et l’on va pouvoir alors rencontrer des adolescents qui ont gommé de leur vie momentanément l’attention à la sexualité, adolescents sans sexe, est-ce possible ? ou qui ont investi toute leur énergie dans le travail, la réussite scolaire, ou la réussite sportive, pour une réussite sociale.
     «  Evoquer cette dangerosité, c’est expliquer toutes les attaques dont le corps peut faire l’objet, lié au fait qu’il est habité par des pulsions, qu’il est défaillant à supporter une image narcissique satisfaisante parce qu’il est fragile, parce qu’il contient des choses difficiles à nommer, parce qu’il est variable et non maîtrisable »  M. BASQUIN. Nous retrouvons avec cet auteur les expériences de drogue, les troubles des conduites alimentaires, l’exploration des limites et des au-delà, les auto agressions suicidaires. Dans tous ces troubles nous retrouvons les interrogations sur le sens de la vie dans lesquelles se relient le sentiment de la vulnérabilité du corps et l’image vulnérable de son identité générale et sexuelle.

A suivre :
Les dimensions psychiques