Tous les spécialistes de la santé s'accordent aujourd'hui pour situer le stress lié au travail comme l'un des facteurs majeur du malaise social contemporain.
Les entreprises s’intéressent beaucoup plus à leurs résultats économiques qu’au bien-être de leurs employés.
J'aimerais vous présenter un cas clinique qui permet de mieux comprendre comment s'articulent ces différentes notions. A travers du cas de celle que j'appellerais Sandrine*, j'espère vous faire comprendre la complexité psychique des êtres qui tombent malades sur leur lieu de travail.
Tout d'abord il nous faut préciser ce qu'est le stress, qui d'une manière générale a une assez mauvaise presse. Il existe de ce qu'on peut appeler le « bon » stress, en opposition au « mauvais » stress.
Comment est-il possible que le stress puisse être bénéfique? La notion de stress fait référence à la tension nécessaire pour mener à bien une action dans une situation déterminée. Un exemple bien connu des ethnologues est celui du lapin. Lorsque notre lapin, dans sa cachette, sent la venue d’ un prédateur - imaginons un aigle- son coeur se met à battre intensément sous l'action de l'adrénaline. Malgré la vue puissante et le survol de l’aigle, notre heureux lapin échappe au prédateur. Rien d'étonnant jusqu'ici. Il se trouve que notre lapin, une fois sûr que l'aigle est bien loin, va se lancer dans une course folle pendant une bonne dizaine de minutes. S’il court, ce n’est pas par hasard , mais parce qu’il a échappé à l'attaque. Qu'est-ce que qui se passe au juste? La quantité d’ adrénaline accumulée – parmi les multiples mécanismes qui se déclenchent dès la perception du danger potentiel – exige d'être déchargée, seule condition pour que le lapin puisse rétablir un certain équilibre comparable au moment de calme précédant la menace.
On peut déjà déduire que si un petit mammifère connaît un fonctionnement qui n'a rien de banal, un être humain doté de la parole et d'un esprit, est infiniment plus complexe. La question est d'ores et déjà posée : Comment répond un sujet humain à une situation de conflit? Réponse: avec tout son être, corps et âme. Ce qui veut dire, avec ses stratégies singulières de survie.
Afin de parfaire notre exercice, on peut préciser également un certain nombre de désordres psychiques qui viennent troubler l'existence des gens sur leur lieu de travail.
Nous avons ainsi en premier lieu le stress, plus courant. Puis, et en allant crescendo on trouve le syndrome post-traumatique si il y a eu un accident où un événement pénible et intempestif, qui a laissé un sujet démuni. Nous avons également le surmenage qui est une forme de stress prolongé dans le temps, ce qui nous donne une idée des ravages d'une tension non traitée et non dissipée. Pour faire court, viennent s'ajouter à notre liste non exhaustive de nombreux autres genres de troubles psychiques qui handicapent un sujet au travail, dès la dépression réactionnelle, passant par des états mélancoliques, qui peuvent mener au suicide. Ce dernier étant envisagé comme le dernier recours d'un sujet tombé en disgrâce, et qui y voit son seul remède. Ceci a été malheureusement le cas récemment pour de nombreux sujets dans une grande entreprise automobile française.
Il nous reste encore déterminer ce que le travail représente aujourd'hui pour un sujet. Comment le sujet se définit-il par rapport au travail? Il faut tenir compte qu'il y a eu une évolution révolutionnaire à l'égard du travail. Révolutionnaire a ici le sens d'une provocation. Les historiens décrivent assez bien, en effet, un temps – peut-être sous l'Ancien Régime – où les honnêtes gens pouvaient vivre de leurs rentes. Certes, ce n’était pas les plus nombreux, mais le travail était associé au travail des paysans, au fait d'être pauvre ou de condition misérable. Le temps de la révolution industrielle est arrivée, ainsi que l'ère où la valeur travail est devenue une valeur sûre. Sûr d'en crever. Mais allons vite. Le travail s'est démocratisé, et a cessé d'être quelque chose de pénible pour devenir ce dont on ne pouvait pas se passer pour se forger une place dans le nouveau monde du capital.
Voici comme petit exemple le fait banal d'être doré par le soleil. Si au temps de nos grand-mères « être bronzé » était une marque du travail paysan, dont il fallait échapper en se protégeant sous de jolis parasols, aujourd'hui le bronzage est devenu synonyme de temps de vacances bien méritées, et d'argent bien gagné.
Mais, puisqu'il s'agit de présenter le point de vue de la psychanalyse, il est temps d'introduire l'hypothèse de l'inconscient: le sujet répond au stress en général avec toute son histoire personnelle, ses stratégies de défense, et de survie. La plupart de ces données sont méconnues du sujet lui même. C'est là où un symptôme peut devenir clé pour résoudre ce qui ne va pas dans l'existence d'un sujet. Un symptôme est justement ce qui ne va pas, à contre courant d’une démarche jugée normale. Un acte inutile qui peut devenir une entrave pour le travail, c'est à dire, pour le sens qui peut prendre le travail pour un sujet déterminé dans un lieu déterminé.
Cependant on aurait tort d'imaginer qu'un symptôme est apparu seulement pour rire au nez des détenteurs des décisions du marché du travail. Car un symptôme est avant tout porteur du sens, ce qui nous a appris Sigmund Freud dès 1900. Et lorsque le symptôme – qui est aussi source d'une satisfaction inconsciente, bien qu'elle soit décodée par le conscient et justement, comme de la souffrance, n'est pas mise en écoute, les dangers s'enchaînent.
Nous arrivons au noeud de cet exposé. Quels sont les dangers d'un message stress+++symptôme qui n'est pas convenablement écouté?
Progressivement, l'installation d'une maladie invalidante pour le sujet; vient ensuite la marginalisation du sujet (il est mis au placard compte tenu des arrêts maladie continuels, puis il est méprisé par les dirigeants, puis par l'ensemble des collègues).
Le sujet finit par croire à ce nouveau statut d'handicapé pour le travail – son être en est menacé, ses liens familiaux et amicaux se dégradent petit à petit car il est fort difficile de soutenir un être souffrant de dépression. La solution du suicide se profile si il n'y a rien d'autre qui permet au sujet d'accrocher à la vie.
Nous voilà enfin arrivés au cas de Sandrine dont je vous ai parlé au début.
Voici l'histoire d'un sujet lambda qui travaillait dans une usine, comme des milliers d'autres. Son médecin lui avait conseillé de consulter un psy car elle avait depuis un certain temps des malaises répétés l’obligeant à obtenir de nombreux arrêts maladies.
En voici les symptômes: cela a commencé par des palpitations, crises de suffocation, vertiges, pouvant aller jusqu'à l'évanouissement. Aucun médicament ne venait pas a bout de ses malaises, d'autant plus que le médecin ne trouvait aucune cause organique pouvant être à l'origine de ses malaises. Sa position était des plus délicates car malgré le soutien syndical, l'administration considérait que les arrêts de Sandrine étaient devenu un « véritable obstacle pour le fonctionnement de l'entreprise » et envisageait sérieusement son licenciement.
Sandrine avait travaillé plus de 20 ans dans la même usine, en faisant le même travail: elle s'occupait d'une machine, était la responsable de sa maintenance, sa performance. On aurait pu imaginer qu'un travail aussi monotone aurait fini par lasser son usager la plus assidue. Pas du tout. Il ne s'agissait nullement d'un ras le bol de faire le même travail monotone depuis 20 ans qui avait entraîné chez Sandrine une série de malaises répétés au risque d'être écartée de sa fonction. C'était justement le contraire.
Mais voici le récit qu'en fait l'intéressée: Un jour je suis venu travailler comme n'importe quel autre jour depuis les vingt dernières années. Surprise! Ma machine avait été transportée dans un hangar, car l'administration avait décidé de mettre un terme à ce genre d'engins un peu dépassé. Personne n'avait pris la peine de m'avertir sur ce qui allait se passer. Pas une seule personne de l'administration n'a cru nécessaire de me prévenir sur le sort réservé à cette machine, pas plus qu'au mien. J'ai commencé à faire des remplacement provisoires ici et là, sans poste fixe. Après 20 ans de loyaux services dans cette entreprise, au moment où l'on commence à cueillir les fruits de ce qu'e l'on a fait, je me trouvais comme une simple débutante....sans place déterminée, et à la merci de tous.
Pour assombrir son tableau, son supérieur immédiat avait cru opportun de réprimander l'employée devant tous le monde, l'accusant d’être profiteuse et fainéante. Cette accusation n'avait fait qu'empirer les choses: le rythme des crises s’est accru. Sandrine a commencé à faire des crises dès l'arrivée à l’usine. Si par malheur son chef daignait la regarder d'un oeil vif, Sandrine retrouvait là tout le poids de la moquerie et le mépris dont elle avait été l'objet. C'est insupportable. Je n'arrive plus à vivre comme avant. Je pleure du matin au soir. Je n'arrive pas à être gai comme avant. Mon mari me soutient, mes enfants essayent de me conforter, mais ça ne fait rien. Je déprime. Je ne peux pas croire comment j'en suis arrivée là. M'accuser d'être fainéante! Si seulement mon père était vivant, il aurait une nouvelle attaque! Moi, qui jamais, en 20 ans n'a eu un seul problème, un mot de travers...Je passe pour la folle de service, les gens d'autres secteurs ne savent pas qui j'étais...J'aimerais pouvoir tenir, pouvoir démontrer qui suis-je, mais dès que j'arrive à l'usine, c'est plus fort que moi...
C'est à ce moment de tension et douleur insupportable que je fais sa connaissance dans un dispensaire, et elle décide courageusement de « se mettre au travail » en psychothérapie. Elle se sent usée, outrée, victime de toute sorte d'attaque mais incapable de faire autrement. Qu'est-ce qui s'est passé pour venir bouleverser le destin de ce sujet? De quoi souffrait-elle au juste? S'agissait-il d'une nouvelle victime du système mercantiliste qui ne tient pas compte des personnes mais des chiffres et du résultat? Organisation où les personnes sont devenues de simples objets au même titre que les meubles et les machines qu'on peut déplacer à volonté...sans scrupule.
Sandrine avait fait les frais d'une politique économique qui ne tenait pas compte de l'élément humain. Mais qu'est-ce qui la troublait au point de produire un malaise l'amenant à s'évanouir? Elle avait perdu sa place au détriment de l'image qu'elle avait d'elle même. Deuil impossible, parce qu’ elle ne savait pas ce qu'elle avait perdu. Cette place auprès de « sa » machine, lui donnait des repères symboliques au sein de l'entreprise, mais aussi aux yeux de sa famille, et de la société. Quels sont ses repères? Les coordonnées symboliques avec lesquelles elle se fait représenter aux yeux des autres, qui définissent son existence. C'est bel et bien son nom, qui s'inscrit dans une lignée, mais aussi son métier qu'elle exerçait au sein de l'usine, ainsi que toutes les paroles qui lui sont adressées par l'Autre qu'elle choisit de manière inconsciente pour définir son être. Elle était avant tout une travailleuse acharnée, tout comme son père qui avait travaillé toute sa vie dans une usine jusqu'au moment où il subit une attaque cérébrale qui l'handicape sérieusement et lui fait par conséquent, et avant sa fille, perdre sa place. Cet élément est fondamental, car Sandrine vouait un amour intense à ce père désormais destitué en raison d'un pénible accident. Cette tragédie qui est la sienne remet à jour celle vécue par le père.
C'est ce qu'on appelle identification en psychanalyse. Un lien psychique fondé dans l'amour que l'on éprouve pour un être cher, tel un parent. Son symptôme vient rendre compte de cette « injustice » vécue par le père, qui a connu ensuite une dégradation physique et psychique qui a marqué l'esprit de Sandrine. Ce père avait fait du travail une insigne noble, il avait en horreur tous ceux qui, tombés du système, devenaient des chômeurs. Imaginez la détresse de Sandrine quand elle se fait appeler fainéante par son supérieur, aux yeux de ses paires, mais surtout, aux yeux du père, aujourd'hui décédé.
Par le biais de ce symptôme Sandrine rend hommage à son père et essaie de le soutenir encore une fois. Son malaise qui fait penser à une défense hystérique, a le mérite de contester la décision arbitraire dont elle fait les frais. C'est une croisade silencieuse dont elle ne connaît pas la portée, mais qui essaie de trouver satisfaction ailleurs que dans le tort qui lui a été porté.
Ce malaise, qui aujourd'hui l'handicape au point de mettre en péril sa continuation au sein de l'entreprise, est sa manière particulière de se défendre, bec et ongles, contre cette destitution qu'elle vit comme une nouvelle humiliation. Au risque de perdre toute place, elle se battra à sa manière -inconsciente- pour retrouver la place que lui a été volée.
Mais avançons dans le travail qui suppose la thérapie, où Sandrine a pu commencer à se questionner sur la place qui était la sienne, et celle de son père. Travail qui suppose distribuer autrement l'énergie destinée à nourrir le symptôme, laissant sa chance au sujet d'en être libéré. Energie détournée du symptôme et remise au travail analytique, pour rejoindre ensuite le travail en situation.
Du fait d'une entente de plus en plus pénible avec son supérieur, après des longs mois de maladie et de négociation acharnée, notre sujet accomplit la rude tache de se faire écouter par l'administration.
Elle a été mutée -enfin - dans une nouvelle section.
Cette mutation lui a permis de faire la rencontre -hasardeuse mais opportune -avec un groupe de femmes combatives, qui – selon ses dires - ne se laissaient pas faire par le patron. C'est un premier tournant dans sa guérison. Cette rencontre lui permet en effet de retrouver la portée contestataire de son symptôme. De redonner un sens à son existence au sein de son entreprise, mais également de se donner une nouvelle mission dans la vie. Ce n'est pas sans peur qu'elle réussira à se remettre au travail, mais elle a déjà réussi. Elle a osé se regarder en face avec honnêteté, et faire face aux ceux qui avaient décidé à sa place. Elle s'est battue pour définir sa nouvelle place sans céder à la tentation d'accepter celle qui lui aurait été imposée, ce qui se serait avéré plus facile. Elle n'a pas voulu non plus la place de victime qui lui aurait été aussi généreusement décernée au risque de la figer dans une position désavantageuse.
Elle a réussi à se rendre protagoniste de sa propre vie, et peut-être aussi à écrire une petite page dans l'histoire des droits du travail par les temps qui courent.