Le bien-être des employés se révèle bénéfique pour la productivité d’une entreprise. Encore faut-il savoir faire rimer bonheur et labeur. Une approche encore marginale, néanmoins incontournable. Etat des lieux d’une tendance qui transforme le salarié en « valeur ajoutée », écouté, voire cajolé…
Comment trouver le « flow » ? En clair, un « état psychologique de fluidité mentale et d’intense concentration (…) face à une tâche professionnelle qui met suffisamment au défi pour éviter de s’ennuyer, mais pas trop, afin d’éviter de susciter de l’anxiété », selon la définition du psychologue hongrois, Mihaly Csikszentmihalyi.
Pour le chercheur, spécialiste du bien-être personnel, une telle quête individuelle permet alors à « l’entreprise de devenir un lieu de tolérance, de respect, d’aide à la construction de soi et de plaisirs intenses ». En clair, le jardin du bonheur…Une version aussi idyllique qu’inédite du monde du travail, a fortiori dans un contexte de précarités croissantes où les exigences économiques imposent aux salariés des performances sans cesse renouvelées… « Le travailleur moderne vit davantage un « non malheur » qu’un réel bonheur au sein de son entreprise » résume Alexandre Martin, spécialiste en stratégies de management dans un cabinet de conseil parisien. Selon celui-ci, « plus personne ne considère le métier, le contenu d’une tâche, son sens, alors que c’est précisément ce qui rend les salariés fiers et heureux.
On ne parle plus que des contraintes, du rapport coût bénéfices et de la réalisation des objectifs ». Ce que les chercheurs du CNRS, via le Laboratoire d’économie et sociologie du travail (Lest) appellent « la nostalgie de l’œuvre » : « Les salariés modernes se ressentent comme des boulangers qui pétriraient la pâte, mais ne verraient jamais sortir de pain. Aujourd’hui, l’objectif, c’est de gagner des parts de marché, non plus de faire de la belle ouvrage. » Une tendance qui généralise l’expérience de la déception, souvent nourrie par une rémunération insuffisante, des perspectives d’évolution trop lointaines et des relations conflictuelles avec la hiérarchie…On est loin de la quête du « flow ».
Des « ressources humaines » aux « richesses humaines »
Ce qui explique peut-être que seuls 40% des Français se considèrent heureux au travail, selon le baromètre 2005 Accor Services-Ipsos. Un taux qui enregistre une chute de neuf points par rapport à 2004, néanmoins supérieur à la moyenne européenne (37%). En outre, le salarié hexagonal met en avant le « plaisir » associé à son métier, à la différence des Allemands qui parlent plus volontiers de « sécurité », ou des Anglais qui citent, en majorité, la « routine ». Ces données illustrent donc la charge affective associée au travail en France. D’ailleurs, dans une enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) sur les composantes du bonheur, le métier arrive en troisième position après la santé et la famille. Quatre ans plus tôt, celui-ci atteignait la sixième place…
C’est dire si, malgré la morosité du contexte économique, jamais les questions de bonheur au travail n’ont été aussi tendance dans le monde occidental. On pourrait d’ailleurs y voir un rapport de cause à effet… Selon Jacques André Autret, consultant et coach parisien auprès de grands patrons français, « les responsables en ressources humaines et les chefs d’entreprise ont bien compris qu’ignorer les dimensions psychosociales d’un employé représente un coût considérable, qu’il s’agit de réduire au maximum. Et dans les prochaines années, la ressource humaine va passer du statut de variable d’ajustement à celui de facteur clé du succès ».Un peu comme si les managers étaient en train de découvrir que derrière chaque employé, il y a un individu singulier, avec ses attentes, ses besoins et des sentiments…et non pas un simple outil à manier au profit du business. Dans cette perspective, « le bonheur est un élément essentiel de la gestion des équipes et indique que la première ressource d’une entreprise, ce n’est pas la ressource financière, mais les hommes. D’ailleurs, plutôt que de parler de « ressources humaines », on devrait évoquer les « richesses humaines », estime le consultant. Un point de vue recoupé par les travaux du Lest : « Entre des organisations dotées des mêmes moyens technologiques, le facteur humain est considéré comme la ressource primordiale à partir de laquelle peut être gagné un différentiel de compétitivité. Les managers doivent saisir que le capital de leurs sociétés ne réside plus uniquement dans sa productivité, mais dans ses hommes et ses femmes qu’il s’agit désormais de valoriser. »
Attirer des professionnels compétents et talentueux devient dès lors moins important que de parvenir à les garder, participer à leur progression, voire garantir un certain équilibre psychologique personnel. Ce qui revient pour le Lest, à « sacraliser certaines notions que des décennies de management mécaniste avaient déniées : reconnaissance, autonomie, initiative, implication ».
Des salariés bien dans leur tête deviennent un facteur clé de succès
En clair, le bonheur au sein de l’entreprise se poserait, aujourd’hui, en partenaire officiel de la compétitivité… Une idée quasi provocante pour certains, néanmoins de plus en plus évoquée dans les études sur les conditions de travail. Même les patrons en sont conscients : »Il y a trente ans, le bonheur était dans la famille, les amis, dans le sentiment de la progression sociale. La question du bonheur dans l’exercice du salariat s’exprimait peu », rappelle-t-on au Medef, où l’on reconnaît que, désormais, « ces thématiques sont indissociables de la réussite de l’entreprise et garantes d’une organisation sans dysfonctionnements ». Un discours auquel même le dalaï-lama adhère. D’ailleurs, le leader bouddhiste a lui-même écrit un livre sur le sujet et explique que « seul le sens qu’on accorde à son travail peut mener au bonheur individuel par l’exploration de ses potentialités créatrices et au succès de l’entreprise ». Une vraie pub pour le plein emploi…et une posture récente. « Notre civilisation occidentale moderne est la première à suggérer que travailler peut-être autre chose qu’un asservissement et qu’un être humain sain d’esprit peut vouloir occuper un emploi, même s’il n’est pas financièrement tenu de le faire. D’où une propension grandissante à penser que notre travail peut ou doit nous rendre heureux », analyse, de son côté, Muriel Faadia, chercheuse au Centre de Recherche en économie et management (Crem), également au CNRS.
Une théorie glamour sur le papier, mais délicate à appliquer : « Chercher le bien-être de ses équipes, c’est, avant tout, définir de nouveaux moyens de réduire l’absentéisme, la démotivation et le départ des cadres, les fléaux de l’entreprise moderne. Pouvoir compter sur des salariés bien dans leur corps et dans leur tête devient donc un facteur de succès », avance Rémy Baulez, chargé de mission sur le sujet au sein de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) ; « plutôt que de former les troupes à la communication, à l’esprit de service, aux langues ou au management, il semble tout à coup urgent de leur offrir aussi :yoga, méditation et formations à la relaxation et aux arts martiaux », observe de son côté le coach-consultant Jacques André Autret. « D’autant plus que l’entreprise devient, lentement mais sûrement, le seul et dernier lieu collectif de lien dans une société déstructurée ». Ce qui explique les efforts consentis par de nombreuses entreprises pour faciliter le quotidien de leurs employés, voire assurer leur bien-être physique et psychologique : Fleury Michon favorise le congé parental allongé, IBM le télétravail, PricewaterhouseCoopers, les services à domicile…
Satisfaire des attentes de plus en plus pointues
Une véritable révolution dans le monde du travail qui, de surcroît, remet en question le rôle du manager. »Le lien de subordination n’est plus adapté, ni aux organisations ni aux mentalités. Il faut avoir le courage de définir avec chaque collaborateur un lien contractuel : ce que j’attends de lui et ce qu’il attend de moi. S’inscrire dans un « parler vrai » pour fédérer les équipes et tourner l’entreprise vers un contenu de bonheur, un contenu de reconnaissance, d’autonomie, sans nuire à l’objectif essentiel de la pérennité économique de l’entreprise », préconise la consultante Yvonne Altorfer. Dans son ouvrage, celle-ci invite les managers à insuffler un esprit combatif à leurs troupes et à considérer, dans le même temps, à leur juste valeur, les spécificités de la nature humaine : besoin de reconnaissance, susceptibilité, rivalité affective, besoin de pouvoir… »L’entreprise a une responsabilité en matière d’épanouissement de ses salariés. Tout ce qu’elle peut faire en ce sens possède un impact positif sur ses performances », reprend Muriel Faadia, pour qui cette mission incombe évidemment à l’employeur. Un changement des mentalités, mais aussi la déclinaison dans l’univers de l’entreprise des tendances déjà perçues dans la consommation , qui obéit de plus en plus à la satisfaction d’attentes parfois particulièrement pointues… D’aucuns y voient, en tout cas, une façon de « réenchanter l’entreprise », et, à défaut, d’assurer le bonheur du salarié, de lui conférer un statut plus gratifiant, à la limite entre le professionnel et l’intime, dans la mesure du possible. Sans dériver vers « un management à l’affectif » selon l’expression de Rémy Baulez : »Le danger de la recherche du bonheur salarié, c’est celui de créer une relation trop fusionnelle avec ses employés, voire d’imposer une culture dogmatique, quasi sectaire, au sein de l’entreprise. Ce serait comme forcer les gens à être bien, alors que ces notions relèvent avant tout de l’équilibre de la subtilité des rapports. »
Des exigences délicates, qui illustrent combien le chemin vers le bonheur au travail est encore long. Mais pavé de bonnes intentions.
Marc Boujnah
Les 10 lois du bonheur au travail
- Avoir le sentiment d’une rétribution équitable
L’adéquation d’un salaire avec le type de tâche effectué est un des facteurs clé du bonheur au travail. Un sujet délicat, néanmoins incontournable dans une optique de bien-être professionnel
- Trouver du sens à sa tâche.
La conviction profonde de l’utilité ( sociale,personnelle, familiale…) de son travail permet d’inscrire son activité dans un cadre plus vaste que la stricte sphère de son emploi. De quoi garantir une certaine sérénité.
- Inventer son organisation
Pour les tâches les plus pénibles, ennuyeuses ou difficiles, élaborer de nouvelles façons de travailler en équipe, en rotation,à tour de rôle…participe aussi du plaisir de travailler
- Aimer communiquer
Pour mieux s’impliquer.
Les salariés dont l’approche des relations humaines est positive, échangent plus efficacement au sein de l’entreprise et se sentent alors davantage engagés dans la vie de la société, donc plus concernés par leur activité.
- Ne jamais cesser de se renouveler
Le développement personnel est lié au progrès professionnel. Il s’agit donc de ne pas hésiter à imaginer de nouvelles solutions, explorer des directions inconnues, voire chercher à se confronter à des défis inédits…
- Savoir prendre du recul pour canaliser son imagination
En période de crise interne ou de stress, rester lucide apparaît essentiel. Il est donc important de sortir de l’entreprise physiquement et mentalement pour gérer ses émotions, sentiments et humeurs, afin de ne pas se laisser déborder par celui-ci.
- Voir loin
Adopter une vision à long terme de sa vie professionnelle dans le cadre d’un projet de vie fondé sur ses aspirations personnelles, permet de s’adapter aux ballottements du marché du travail .Et d’opérer des choix en fonction d’un cap fixé ( et non pas à l’aveuglette).
- Fuir le trop-plein de confort
Le système nerveux humain s’active devant la nouveauté, l’incertitude et le danger. Mais, il « s’endort » en l’absence de défis, voire d’un léger stress. Un trop grand confort au travail peut mener à l’ennui…
- Rester libre et mobile
Si un poste ne répond plus à nos besoins ou ne concorde plus avec notre vision il est important de bouger : exprimer son insatisfaction à sa hiérarchie ou être à l’affût de nouvelles opportunités, en interne comme en externe…
- S’arrêter complètement
De temps en temps. Pendant les moments de détente, il s’agit de couper complètement avec l’entreprise. Eviter de consulter les mails professionnels à la maison. Utiliser un portable personnel en plus de votre mobile professionnel. Et se donner l’occasion d’être un peu bohême et rêveur…