Le présent rapport nous a permis d'aborder la question des astreintes et contraintes mentales du travail contemporain a travers deux perspectives bien distinctes.
La psychologie ergonomique et l'ergonomie visent à produire des connaissances qui puissent être intégrées dans la conception des organisations et des systèmes de travail. Le travail mental est ici envisagé en référence aux exigences de la tache.
Indéniablement, ces perspectives ont un  rapport avec la préoccupation du médecin du travail. D’un côté il interpellé dans sa fonction de conseiller des partenaires sociaux, de l'autre c'est son rôle propre de médecin à l'écoute des difficultés et de la souffrance de chacun qui est sollicité.
 Pourtant, ces deux perspectives ne sont aucune façon spontanément convergente. II s'agit bien de deux disci­plines distinctes, de deux métiers.
 Il n’est pas question pour le médecin du travail de se glisser dans la position de l'ergonome ou dans celle du psychanalyste, et encore bien moins dans la peau des deux à la fois. Si les disciplines voisines présentent un intérêt pour le médecin du travail, c'est dans la mesure où elles constituent un facteur de questionnement sur sa propre pratique.
 Le défi auquel nous, sommes confrontés est celui de l’intégration. Il nous faut tenter de  mieux comprendre comment ces apports peuvent trouver à s'intégrer dans ce qui serait en propre la professionnalité du médecin du travail.

Dans celle perspective, le plus sûr est peut-être de repartir de la question telle qu'elle se présente au médecin du travail non plis théoriquement, mais dans la réalité de son activité.

 

I. COMMENT LA QUESTION VIENT AU MÉDECIN

Pour le médecin du travail, la question se manifeste sous la forme d'une plainte. Mais, cette plainte est elle même obscure, multidimensionnelle, parfois contradictoire, ou même irritante dans sa formulation.
Du côté de la hiérarchie, comme du côté du personnel, le discours est, au premier abord assez stéréotypé.
La hiérarchie évoque les défauts de production, la mauvaise utilisation du matériel, la dégradation des installations, l'absentéisme. Les difficultés sont rapportées aux comportements du personnel, à la résistance au changement, à l'absence de motivation, à la perte du sens des responsabilités, à des comportements jugés irresponsables.
En écho, le personnel exprime ses griefs vis-à-vis de la hiérarchie. Les salaries se plaignent de l'insuffisance des moyens et des effectifs. Ils expriment leur désarroi vis-à-vis de décisions dont ils ne comprennent pas la logique. Ils taxent d'injustice les modes de rétribution de leurs efforts par la direction et menacent de se désengager.
Le plus généralement, de part et d'autre, la plainte prend la forme d'une accusation.
Pour dépasser ce premier niveau, il faut prendre le temps d'écouter.
Avec les difficultés du travail, on entre en effet dans un domaine plus personnel, plus intime. Il ne va pas de soi de dire les difficultés à faire le travail, Il faut une confiance particulière pour que puissent se dire l'impression de ne pas s'en sortir de mal travailler, d'être confronté à des choix impossibles, de ne pas savoir utiliser les nouveaux dispositifs, d'être dépassé par le changement, débordé par l'ampleur des responsabilités.
Il faut rencontrer une écoute suffisamment ouverte pour pouvoir raconter le repli sur ses difficultés, la fragilisation des relations de travail, l'envahissement de ta vie personnelle. les répercussions sur la vie sociale et familiale, et puis la fatigue, les troubles du sommeil, les difficultés à s'occuper des enfants, l'angoisse à la reprise du travail après le week-end ou les vacances.
Pire encore, à partir d'un certain degré de souffrance, la plainte elle-même peut disparaître. Parce que, pour tenir, il ne faut pas s'apitoyer. Ou plus grave encore, parce que l'espoir de jouer quelque chose d'important dans son travail s'en est allé. Parce que le temps passé dans l'entreprise est vécu sur le mode de la pure nécessité, comme un temps entre parenthèses, un temps de suspension de la vie.
Il ne peut être question ici de dresser un inventaire complet de l'ensemble des manifestations de souffrance qui s'expriment au cabinet médical. Ces quelques éléments ont pour seul objectif de rappeler que le médecin du travail est confronté à une expression au sein de laquelle se mêlent inextricablement des dimensions qui ont trait non seulement à l'efficacité instrumentale de l'action mais aussi à ses dimensions subjectives et sociales.
Au premier abord, ce détour par la plainte ne semble pas avoir simplifié notre affaire. Nous nous trouvions confrontés à l'exigence de construction d'une compréhension susceptible d'articuler les dimensions cognitives et psychiques de l'activité. Nous y avons ajouté les dimensions sociales. En réalité, loin de compliquer la question, ce complément devrait nous permettre d'avancer. II parait, en effet, difficile de penser l'articulation entre cognitif et psychique sans taire intervenir le social. Penser l'articulation entre ces trois pôles, c'est penser le travail lui-même. L'activité de travail est elle-­même articulation des exigences d'efficacité productive, des exigences psychiques et des exigences sociales, au point que toute tentative de penser le travail en excluant l'une de ces trois dimensions constitue en elle-même un obstacle a la compréhension.

 

II. DERRIERE LA PLAINTE LES DIFFERENTES DIMENSIONS DE L’EXPERIENCE DU TRAVAIL

1. L’énigme du travail

Pour comprendre l'expérience du travail, il nous faut prendre nos distances avec la perception spontanée que nous en avons. En effet, chacun a tendance à percevoir le travail de l'autre sur le mode de l'évidence. On s'irrite facilement des erreurs ou des insuffisances du travail. On ne dédaigne pas d'y aller de son avis, de son conseil. Ce faisant, on se situe du côté de la prescription. Dans la mesure où les objectifs ont été définis, les façons de faire expliquées, et les moyens donnés, on considère volontiers qu’il n’y a plus qu’à exécuter.
. Le travail est spontanément traité sur le mode du il n’y a qu’à.
En réalité, cette attitude spontanée ne vise pas le travail. Ce qui est en question, c'est le travail théorique, la tâche telle qu'elle est prescrite. Si la tâche peut sembler claire, voire évidente, le travail lui-même, le travail réel, comporte une dimension fondamentalement énigmatique.
Pour tenter d'expliciter ce point de vue nous soulignerons deux caractéristiques de la tâche qui dessinent un espace pour une compréhension du travail qui ne soit pas une négation du travail lui-même. D'une  part, la définition de la tâche n'est jamais parfaitement cohérente. D'autre part, elle est toujours incomplète.

a) La cohérence limitée de I 'organisation du travail

Une première façon d'indiquer dans quelle direction se situe l'espace du travail consiste à rappeler que la tâche elle-même n'est jamais absolument cohérente.
« La tâche, dit Leplat, c'est le but à atteindre et les conditions dans lesquelles il doit être atteint «. Cette tâche fait l'objet d'une prescription (24). Or la prescription n'est jamais portée par un seul individu. Elle n'est jamais réductible à un seul discours. Au minimum, la tâche imposée au salarié comporte les exigences de production portées par le patron et les exigences de préservation de la santé portées par le médecin du travail. Très généralement la situation est plus complexe. Face aux différentes contraintes dont doit tenir compte l'activité productive, apparaissent des savoirs de plus en plus spécialisés. La définition de la tâche mobilise un nombre croissant d'individus. Non seulement le responsable de la production, mais aussi celui des approvisionnements, celui de la maintenance, celui qui s'occupe de la gestion des effectifs et celui qui traite de la qualité, le bureau des méthodes et le service médical, le commercial et le service de sécurité. A cette liste qui ne prétend pas être ex­haustive, il faudrait ajouter les architectes qui ont dessiné les bâtiments, les ingénieurs qui ont conçu les machines, et bien d'autres qui contribuent à définir les conditions dans lesquelles doit se faire le travail. La définition de la tâche est donc soumise à un processus de division du travail, de spécialisation, de départementalisation qui pose évidemment la question de la cohérence.
Par définition, chacun des spécialistes qui apporte sa pierre à la prescription du travail ne possède une compétence que vis-à-vis d'un secteur bien délimité de la réalité. C'est là une caractéristique fondamentale de tout savoir spécialisé. Chacun est détenteur d'un fragment du savoir nécessaire pour organiser le travail. En revanche, il n'existe pas de savoir spécialisé concernant la façon d'articuler les différentes perspectives. Ainsi, le médecin du travail possède un savoir sur les atteintes à la santé du fait du travail. Le responsable de la production possède, de son côté, un savoir sur les techniques et l'organisation du travail. En revanche tous deux sont fort embarrassés lorsqu'il s'agit d'articuler ces deux types de savoir. Ils se heurtent au fait que cette articulation ne relève pas d'une pure et simple mise en application de leurs connaissances. Et il en est de même pour tous les savoirs spécialisés qui s'expriment sur le travail. Vivre dans l'entreprise, c'est faire quotidiennement l'expérience de la faible cohérence voire même des contradictions entre les discours portés par les différents concepteurs du travail. Il s'agit là d'un phénomène bien repéré. Toute la réflexion sur la conduite de projet dans l'entreprise témoigne de cette préoccupation. II s'agit de rechercher de façon volontariste une mise en cohérence des perspectives portées par les différents partenaires qui se trouvent peu ou prou en position de prescrire et d'organiser le travail. Une telle mise en cohérence ne peut être produite que par le débat, la confrontation entre les différents points de vue. Mais de ce côté, les difficultés sont telles que chacun préfère bien souvent se barricader derrière les certitudes de sa discipline et les frontières de son service, de sa chasse gardée.
La position du personnel dit d'exécution est bien différente. L'opérateur de base n'a qu'une connaissance très li­mitée des arguments théoriques mobilisés par les différents spécialistes pour débattre des problèmes de conception du travail. C'est pourtant sur lui que convergent et se focalisent les exigences portées par les différentes lignes hiérarchiques. En ce sens il ne peut se dérober à la question de l'articulation et de la hiérarchisation de ces exigences. Et force est de constater, si, comme les ergonomes nous l'ont appris, nous acceptons d'aller y voir de près, que cet opérateur, que nous avons à dessein choisi particulièrement ignorant, est loin de faire n'importe quoi. Il faut admettre qu'il possède une intelligence de son travail.
Le travail se manifeste donc comme recherche et construction de compromis entre des exigences et des domaines plus ou moins contradictoires. Cette recherche mobilise une intelligence, différente de l'intelligence théorique, une compétence dont il nous faudra tenter de comprendre la source.

b) les lacunes de la prescription

En traitant de la division en spécialités différentes du savoir mobilisé pour organiser le travail, nous avons rencon­tré une première exigence face à laquelle peut se déployer l'activité de travail : la nécessité d'articuler différentes dimensions de la prescription dont la convergence est loin d'aller de soi. Mettons temporairement cet aspect entre parenthèses pour souligner un autre point : le savoir n'est pas seulement divisé en spécialités, il est aussi intrinsèquement limité. Nous touchons là un point plus aigu, plus conflictuel que le précédent, dans la mesure où le savoir technique est le plus souvent présenté comme une totalité close qui assurerait la maîtrise de ce fragment du monde où l'on doit travailler. En réalité, le savoir relève de l'ordre du discours. En tant que tel, il assure une prise sur le monde, mais en aucune façon il n'en donne la maîtrise. Il n'est pas de discours qui puisse rendre compte en totalité de ce qui peut survenir.
Dans le quotidien du fonctionnement de l'entreprise, il est facile de montrer que la prescription sous estime de façon importante la variabilité de la situation. Les outils, l'environnement, l'objet travaillé, l'organisation elle-même, n'ont pas la stabilité que leur prête le discours de l'organisation du travail. La prescription ne peut prendre en compte la diversité des situations réelles. De ce fait, les directives sont données pour le cas général, en fait pour une situation-type qui, en tant que telle, ne se présente jamais. Ce point de vue sur le travail est au coeur de la différence entre travail prescrit et travail réel.
Si la situation elle-même n'est pas totalement maîtrisée, a fortiori, il est illusoire de prétendre prescrire dans le détail les façons de travailler. C. Chabaud le rappelle dans le cas de la conduite d'installations dans les industries de process: « La surveillance d'un tableau de contrôle n'est jamais prescrite complètement on ne précise ni les panneaux qu'il faut contrôler ni à quel moment ces contrôles doivent être effectués ». L'erreur serait de considérer qu'il s'agit là d'un cas particulier, c'est au contraire le cas général.
Si le travail réel est différent du travail prescrit, ce n'est pas par incompétence des concepteurs du travail. Cette différence est structurelle. Le travail est affrontement à ce qui échappe ou résiste à l'ordre du discours.
Travailler, c'est toujours tenir, d'un côté, le projet, la prescription, les connaissances accumulées, et de l'autre, la résistance d'un monde qui ne se laisse jamais totalement maîtriser.

c) Le travail mobilisation face à ce qui n'est pas donné

Toute situation de travail comporte, nous l'avons vu, un donné de départ la tâche. Ce donné de départ est clairement défini par M. de Montmollin « On définit conventionnellement la tâche comme ce qui se présente au travailleur comme une donnée : la machine elle-même et son fonctionnement, l'environnement physique du poste de travail, les instructions auxquelles l'opérateur est censé se conformer I...] et bien entendu 1...] les objectifs [...I ».
Or, nous l'avons vu, selon la formule de Leplat et de Hoc: « toutes les conditions ne sont pas données ».
A partir de ces éléments, nous pouvons définir ce que nous entendons quand nous parlons de travail en psychodynamique du travail. Le travail, c'est l'activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n'est pas déjà donné par l'organisation prescrite du travail. Le travail est toujours engagement face à ce qui n'est pas maîtrisé. Le travail lui-même, c'est ce qui n'est pas donné une fois mise en place la situation de travail.
Dans cette perspective il n'y a pas du travail d'exécution. Le travail implique toujours l'affrontement à ce qui n'a pas été réglé par l'organisation du travail et cette mobilisation se développe bien souvent dans des conditions défavorables puisque les conditions de la mobilisation elle-même n'ont pas été prises en compte.
Avant de pousser plus avant, il nous faut mettre à l'épreuve la généralité de notre définition du travail. L'affirmation selon laquelle il y a toujours, dans le travail, du non maîtrisé choque en effet souvent les organisateurs du travail.
Elle peut aussi constituer un point de divergence entre ergonomes. Leplat et hoc soutiennent apparemment sur cette question un point de vue plus nuancé. La description d'une tâche est complète pour un sujet donné - écrivent-ils
Quand elle lui permet l'exécution immédiate de la tâche sans nous elles acquisitions préalables. Une tâche dont la description est complète ne requerra donc du sujet qu'une activité d'exécution c'est-à-dire de mise en oeuvre d' d'une procédure déjà acquise - (intériorisée). Une tâche dont la description est incomplète requerra du sujet une activité d'élaboration de la procédure en plus de l'activité d'exécution proprement dite
Si l'on en croit cette citation, il existerait des travaux de pure exécution, des travaux pour lesquels la description de la tâche serait complète, laissant penser à une abolition de la différence entre travail prescrit et travail réel. Il existerait donc des activités de travail qui ne répondraient pas à notre finition. Se trouverait par là nième invalidé le point de vue selon lequel la différence entre travail prescrit et travail réel aurait un caractère structurel. La question est d'importance car le choix de l'une ou l'autre des deux positions oriente sur des perspectives radicalement divergentes.
En réalité, le point de vue de Leplut et de Hoc ne peut être soutenu que si l'on isole non seulement les dimensions cognitives de l'activité, mais de façon plus restrictive encore celles qui concernent l'efficacité productive dans son sens le plus immédiat et le plus étroit. Les choses se présentent très différemment si l'on réintroduit les ancrages corporels, psychiques et sociaux de l'activité - ce dont le médecin du travail, à la différence du cogniticien, ne peut se dispenser. Alors, il est facile de montrer que la prescription complète relève du mythe, qu'il n'existe pas de travail d'exécution et que la stabilité doit être conquise en permanence.
Un des apports du laboratoire d'ergonomie dirigé par A. Wisner au C.N.A.M. a justement consisté à montrer com­ment la prescription sous-estimait non seulement la variabilité réelle de la situation mais aussi la variabilité biologique des opérateurs. L'étude réalisée par C. Teiger et A. Laville au début des années 70 sur le travail d'opératrices montant des platines de télévision nous parait exemplaire sur ce point. Les auteurs étudient un travail dont la tâche, comportant un temps de cycle d'une minute et trente huit secondes, apparaît strictement homogène et répétitive 3f. Or, même un travail apparemment aussi réduit et aussi strictement organisé implique une mobilisation très forte pour faire face à ce qui n'est pas prévu, pas donné par l'organisation du travail.
L'exécution de tâches parcellisées, qu'on nomme habituellement répétitives du seul fait qu'elles doivent être re­produites de nombreuses lois au cours de la journée, n'est pas complètement automatisée par l'opérateur. Ces tâches, en effet, ne se présentent jamais à l'exécutant de manière strictement identique les outils, les pièces, les éléments du travail varient d'un cycle à l'autre l'opérateur lui-même est soumis à des variations internes propres, par ailleurs son degré d'apprentissage, son état de fatigue modifient les processus qu'il met en jeu pour exécuter le travail. Il doit donc adapter de manière incessante ses propres changements aux modifications du travail et ceci dans les limites de temps fixes.
Mais poussons encore la question. Dans l'étude de Teiger et Laville l'ouvrière qui a les plus grandes difficultés est la plus novice dans le poste (six mois d'ancienneté). Ses collègues plus anciennes ont développé des modes opératoires qui leur permettent de faire face aux exigences de la tâche dans de moins mauvaises conditions. Ne peut-on pas espérer atteindre, avec le temps, un régime de croisière où le travail se limitera à la mise en ouvre d'une procédure déjà acquise ?
Nous ne le pensons pas. Cette perspective ne nous semble envisageable que si l'on ne prend en considération que les dimensions cognitives et physiologiques de l'activité. Si l'on réintroduit les dimensions psychiques. alors la perspective d'un travail de pure exécution s'éloigne à nouveau. La dimension du psychique, c'est celle de l'espoir : espoir de plaisir, espoir de réalisation, d'accomplissement. Ch. Dejours a montré combien un travail limité à l'exécution immédiate de la tâche sans nouvelles acquisitions préalables ». un travail qui serait de pure exécution, implique pour l'opérateur une activité continue de répression de ses propres aspirations. Ici encore, le travail est affrontement à ce que l'organisation du travail laisse de côté. Et dans ce cas il y a bien toujours un écart majeur entre le prescrit et le réel. La prescription a simplement laissé de côté la différence qu'il y a entre un robot et un être humain. L'espace du travail est alors l'espace de cette violence que doit s'infliger le travailleur et de cette ruse qu'il doit déployer vis-à-vis des contraintes du travail pour tenter de concilier le projet de robotisation de son activité avec la variabilité temporelle qui le caractérise comme être vivant et avec les exigences de sa vie psychique qui le caractérisent comme être humain.
Sur nombre de postes et bien au-delà du travail répétitif, le travail consiste pour une part à réprimer ses propres aspirations. La psychopathologie du travail a montré comment ce travail de répression implique une mobilisation collective dans laquelle sont pris non seulement les autres membres titi groupe de travail mais aussi les familles elles-mêmes .
Il n'y a donc de travail qu'humain. La machine est capable d'exécution. L'homme seul travaille, et jamais comme une machine. Travailler impose toujours de sortir de l'exécution pure et simple. Il ne suffit jamais de faire comme on a dit. Il ne suffit pas d'appliquer les consignes. Il faut interpréter, improviser. inventer, ruser, tricher...
Il y a travail parce que ce qui se présente est différent de ce qui était attendu, souhaité, espéré. L'intelligence du travail, c'est l'intelligence du manque, l'intelligence nourrie de l'épreuve du face à face avec ce qui résiste, avec le réel.
Le travail tel que nous l'envisageons témoigne des lacunes de l'organisation du travail. Dans cette mesure, il a vocation à contribuer à la transformation de celle-ci. Et pourtant. ce caractère du travail est très généralement occulté. C'est là, comme le rappelle Freyssenet, une des questions cruciales concernant le travail contemporain : « Le déni de réalité que constitue la croyance en la possibilité de remplacer le travail ou de le prescrire complètement et qui prévaut largement encore aujourd'hui dans la conception des systèmes techniques, organisationnels et gestionnaires, est à l'origine de toutes les souffrances au travail, de nombre d'accidents, interprétés comme des fautes professionnelles, et bien souvent de contre-performances économiques relatives».
La conception du travail que nous soutenons constitue, croyons-nous, un enjeu majeur. En tant que telle, elle oriente notre écoute mais elle ouvre en même temps sur une difficulté spécifique à une clinique du travail : le travail est, par essence, une expérience muette, obscure.

d) L'obscurité du travail

L'obscurité du travail est liée à plusieurs facteurs parmi lesquels on peut citer paradoxalement l'efficacité même du travail, mais aussi la nature des ressources mobilisées par les travailleurs et enfin les conditions organisationnelles et sociales.
- L'efficacité comme source d'auto-occultation du travail. Le travail possède cette particularité de tendre à sa propre occultation. Nous l'avons vu, le travail est une mobilisation permanente pour pallier les manques de l'organisation du travail. Mais cette mobilisation en masque par la même les failles. Dans la mesure où les objectifs sont atteints, le responsable peut légitimement en inférer que l’organisation est satisfaisante. Il a spontanément tendance à minimiser l’importance du travail. Si les échecs, les défauts de production, les accidents, se soient clairement, la mobilisation qui permet de limiter ou d'éviter échecs, défauts de production, accidents ne se voit pas. Ceci explique pour une part le fait que l'on puisse voir se développer un peu partout des modes de gestion du personnel qui effacent t la question de l'expérience du travail et postulent l’interchangeabilité des hommes.
Cet aveuglement sur le travail se dévoile le jour où l'on décide de remplacer les hommes par une machine. Très généralement, on s'aperçoit alors que la machine marche mal. Se révèle alors tout le travail inaperçu qu'assuraient les opérateurs et que la machine n'est pas capable de faire. C'est lorsqu'il vient à manquer que le travail se révèle. Au contraire, plus il' est efficace, moins il se voit. Si la reconnaissance de la contribution apportée par les salariés constitue un moment décisif du processus de mobilisation dans le travail, cette reconnaissance constitue par elle-même un véritable défi.
- Une expérience difficile à thématiser
Si le travail est peu visible pour l'organisateur il est aussi difficile à appréhender pour l'opérateur lui-même. La situation du travail à la frontière entre le discours et la résistance du monde fait de l'expérience du travail un phénomène obscur aux yeux mêmes de celui qui travaille. Ce point est évident en situation d'échec. Il est bien souvent vrai y compris dans la réussite. Réussir n'est pas comprendre.
Cette obscurité du travail était déjà évoquée par A. 0mbredane en 1955 : Il est important de noter que si certains aspects significatifs de la tâche sont prévus et inscrits dans les enseignements propres a la formation professionnelle, il en est d'autres, en nombre indéfini, qui sont imprévus et sujets à la découverte du travailleur. Ajoutons que cette découverte n'aboutit pas nécessairement à une prise de conscience claire de la part du travailleur et devient alors la source d'impressions et de coup d’oeil qu'on impute volontiers à quelque don naturel de l’homme.
Ce qu'on appelle dans l'industrie le savoir ouvrier est un savoir qui s'ignore et qui nécessite, pour constituer une expérience réutilisable au-delà de l'action immédiate. u n processus d'élaboration. Une partie du travail se déroule sans que sa mise en actes ne donne lieu a une claire représentation. Le sujet est immergé dans l'action. L'activité ne se déroule pas sous le strict contrôle de l'intellect.
 Elle est engagement du corps dans l'unité du rapport au monde. Le processus de reprise des traces cognitives et psychiques de l'action dans le sens d'une formalisation, d'une thématisation qui fasse de cette épreuve une expérience réutilisable dans une situation différente, n’est en aucun cas automatique. Ce processus apparaît encore plus complexe se si nous considérons que cette élaboration dans l'après-coup n’est pas un simple traitement d'informations, limité au réexamen des connaissances emmagasinées.
.A partir de l'ébranlement que constitue pour lui l'épreuve du réel, le sujet doit restructurer son expérience, mais nous pourrons aussi bien dire sa biographie, simultanément dans les trois dimensions de son rapport au monde que sont la validité de son savoir, la légitimité des règles auxquelles il se plie et l'authenticité du rapport à sa propre image. Cette réécriture permanente, nous savons bien, chacun pour notre propre compte, qu'elle ne va pas de soi.
Si le travail résiste ainsi à se laisser traduire par le concept, ce n'est pas seulement parce qu'il est affrontement à la résistance du monde et confrontation aux limites du savoir. Pour faire face à l'inattendu, à ce qui échappe à la prescription, le sujet doit faire appel à ses ressources propres, à des ressources qui s'enracinent dans la singularité de son engagement, de son histoire, de sa personnalité. L'exploration, la recherche des solutions, l’invention, mobilisent l'énergie pulsionnelle. L'intelligence du travail, que nous avons  caractérisée comme intelligence du manque, est soutenue parle fantasme. Nous touchons là aux frontières des compétences traditionnelles du médecin du travail. Et pourtant il nous faut bien avancer quelques propositions sur les dimensions dynamiques et économiques du fonctionnement psychique si nous voulons comprendre en quoi le travail peut constituer un opérateur de santé.

2. Sous la mobilisation de la subjectivité, les enjeux en termes de santé

a) l’humain entre déterminismes biologiques et déterminismes sociaux

Leplat et Hoc nous le rappellent « Toute description de tâche implique un certain modèle du sujet. Il nous faut donc, pour saisir les enjeux sous-jacents à l'expérience du travail, préciser notre modèle de l'homme. Ce modelé doit, ici encore, nous permettre d'articuler les différentes dimensions de l'expérience du travail. II doit surtout nous permettre d'avancer tin peu sur la nature des ressources mobilisées pour l'exploration, l'interprétation, l'invention, la création qu'implique l'activité. Il nous faut pour cela faire appel à l'anthropologie psychanalytique.
Dans cette perspective, l'homme nous est présenté comme déchiré entre un ancrage corporel, radicalement singulier, et par là indicible, et une inscription dans des structures sociales radicalement impersonnelles qui sont le lieu de son aliénation. L'homme ainsi décrit lutte sur deux fronts : du côté du corps, contre la tyrannie de la pulsion qui exige satisfaction, mais aussi du côté des déterminismes sociaux et des rôles qui lui  sont assignés car la pulsion suit des voies qui portent l'empreinte des expériences antérieures du sujet, l'empreinte de son histoire. L'humanité ne se construit ni dans la stricte soumission aux besoins du corps. ni dans la pure conformité aux places sociales qui sont proposées. Le délit auquel est confronté tout être humain est de  trouver à ses pulsions une issue qui soit compatible avec son insertion sociale et à travers laquelle il puisse construire son histoire propre, sa biographie.
Le médiateur de cette construction, c'est le désir, fondement de l'intersubjectivité.

b) l’intersubjectivité

Entre les exigences du corps et les formes sociales de la vie humaine, la relation n'est pas directe. C''est le désir, en l'occurrence le désir de ses parents, qui inscrit l'être humain dans le monde social.
Au premier temps de son existence, l’enfant dépend totalement d'autrui pour la satisfaction de ses besoins physiologiques les plus élémentaires. C'est la mère qui interprète comme une manifestation de faim les comportements de l'entant. C’est elle qui entend une demande là où n'existe encore aucune représentation d’un lien entre le malaise perçu et les moyens susceptibles d'apporter l'apaisement. Par son intervention, la mère qualifie le besoin, elle inscrit le comportement de son enfant dans l'univers sémantique qui est le sien. Cet univers comporte deux versants. D'un côté, il est ordonné par les relations de causalité : la faim est la cause des pleurs la connaissance de cette relation permet de transformer la situation en proposant le sein. Mais ce qui se joue ne se limite pas à cette dimension objective, instrumentale de la relation. Face à cette demande dont elle anticipe la possibilité, la mère ne se contente pas d'apporter le sein. Elle accompagne de caresses et de mots tendres l'apai­sement que la nourriture procure à l'enfant. L'enfant fait donc l'expérience à la fois de la satisfaction du besoin et d'une jouissance supplémentaire liée à la rencontre du désir de mère. D'emblée la satisfaction du besoin se trouve liée au don de l'amour.
L'anticipation de la mère sur les capacités d'expression de l'entant ouvre à celui-ci un monde où la connaissance des relations causales, supportée par le langage, autorise la manipulation des objets susceptibles d'apaiser les tensions du corps. Mais cette ouverture apparaît d'emblée soutenue par une réalité qui l'excède et ne répond pas au principe de causalité : le désir.
Cette rencontre inscrit le sujet dans un univers de sens soutenu par le désir et au sein duquel la rencontre avec l'autre le constitue comme signifiant. C’est la poursuite d'une réactivation de cette expérience qui constitue le sujet comme le désirant. De cette rencontre qui articule une zone du corps - la bouche - un objet qui procure la satisfaction - le sein sous les auspices du désir de l'autre, le sujet va garder le souvenir. Lorsque le besoin surgira à nouveau, nous dit Freud, l'image mnésique de cette première expérience sera réinvestie. Dès que ce besoin survient à nouveau, il se produira, grâce à la liaison qui a été établie, une motion psychique qui cherchera à réinvestir l'image mnésique de cette perception et même à évoquer cette perception, c'est-à-dire à rétablir la situation de la première satisfaction ».
C'est ce mouvement, tourné vers le rétablissement de la satisfaction initiale que Freud nomme désir.
Ce qui va être poursuivi, à travers l'objet, c'est la retrouvaille de cette dimension qu'aucun objet du monde ne peut apporter, qui déborde la satisfaction du besoin, qui ne peut être ni anticipée, ni manipulée, ni forcée : non pas le sein mais ce désir qui signifie le sujet, qui lui donne sens.
Tout le développement psychique est sous-tendu par les tentatives déployées par le sujet pour se procurer à nouveau la jouissance antérieurement vécue. En permanence elle confronte le sujet au caractère partiel, fugace, de la jouissance qu'il obtient réellement.
Le sujet est voué à tenter de signifier ce qu'il désire mais toute objectivation dans laquelle il prétendra retrouver l'objet de son désir s'avérera trompeuse. Quelle que soit la virtuosité acquise dans la manipulation des objets, jamais il ne pourra retrouver la jouissance primaire dans la forme où elle a été initialement vécue.

c) Travail et destin des pulsions

Il n'est pas difficile de comprendre comment la sexualité génitale permet d'articuler l'apaisement des tensions du corps et la dimension du désir. Il faut cependant, pour ce qui nous occupe, garder en mémoire un fait central : la sexualité génitale, malgré la jouissance qu'elle procure, ne donne pas satisfaction à l'ensemble des attentes du sujet. C'est une des caractéristiques qui fait à la fois la faiblesse et la grandeur des êtres humains que d'être porteurs d'attentes qui dépassent ce que la réalité peut véritablement offrir. En ce qui concerne la sexualité, disons pour simplifier -je renvoie ici chacun à sa propre expérience - que l'être humain n'est jamais aimé comme il prétendait l'être.
Une partie du potentiel libidinal ne trouve donc pas à s'exprimer dans les formes élaborées et socialement admises de la sexualité adulte. Le caractère partiel de la satisfaction réellement obtenue ouvre alors la porte à la résurgence de modes de satisfaction archaïques dont le système psychique garde la mémoire vivante.
Ces exigences de satisfaction qui ne peuvent trouver à s'exprimer dans le cadre de la sexualité génitale peuvent connaître différents destins. Deux ont une importance majeure en ce qui concerne le travail. Ce sont le fantasme et la sublimation.
Le fantasme est une formation de compromis entre les désirs archaïques et les interdits que le sujet oppose à leur réalisation. D'une part il met en scène des modes de satisfaction libidinale que le sujet a expérimentés au cours de son histoire psychique. En ce sens, le fantasme est une interprétation de la réalité à partir des fonctions corporelles qui ont constitué à chaque étape le support de la satisfaction. Il soutient l'investissement du sujet sur les objets du monde qui plus ou moins directement peuvent être mis en rapport avec ces fonctions. D'autre part, il mobilise les scénarios par lesquels le sujet a cherché à donner une réponse aux énigmes de son existence. Le fantasme met ainsi en place le sujet en référence à la perception qu'il a pu avoir, à telle ou telle étape de sa vie, du désir de ses parents. L'intérêt pour le monde est soutenu par l'espoir d'acquérir la maîtrise de ce qui compte pour l'autre. Maîtrise à travers laquelle le sujet espère lire son accomplissement dans le regard de l'autre.
En colorant l'action sur le monde d'un contexte relationnel issu des expériences infantiles, le fantasme rend le monde intéressant. C'est lui qui soutient un développement des techniques que Leroi-Gourhan définit comme « dénudation méthodique du mystère naturel ».
Le fantasme comporte donc en quelque sorte deux faces. Une face qui touche aux désirs archaïques et par là inconscients du sujet et une face tournée vers le monde, vers la réalisation au moins partielle dans la vie consciente. En tant que tel, il comporte une double exigence, exigence de travail psychique pour intégrer les désirs inconscients dans les formes compatibles avec l'insertion sociale du sujet et exigence de transformation du monde pour le rendre compatible avec le désir inconscient.
Cette double exigence de travail trouve son aboutissement dans la sublimation.
La sublimation suppose, dans la perspective qui nous occupe ici, un double mouvement. Tout d'abord, une dé­sexualisation de la pulsion qui inscrit le sujet dans une temporalité différente. Non plus la répétitivité de la focalisation pulsionnelle sur l'objet censé apporter une satisfaction marquée parce qu'il y a d'infantile au sein de l'être humain, mais l'ouverture à un objet plus global et non sexuel vis-à-vis duquel puissent se manifester les capacités de création du sujet. A défaut d'une telle désexualisation. le parasitage du comportement au travail par les formes archaïques de la sexualité donne à celui-ci une coloration dans laquelle se mêlent de façon perceptible la jouissance et la haine. La deuxième caractéristique de la sublimation, c'est sa soumission aux idéaux et aux valeurs sociales telles qu'elles ont été intériorisées au sein de l'idéal du moi. Il y a sublimation dans la mesure où les pulsions partielles qui pourraient conduire à des conduites perverses, sont mises au service d'un processus de création. A travers la sublimation, le sujet se fait créateur de nouvelles formes signifiantes. La sublimation ouvre le monde à un regard nouveau. Elle est au plus près du mouvement même de production de sens de signification qui avait introduit le sujet dans l'ordre du désir et de la parole, au plus prés de sa vérité. Elle articule le sujet à l'universel dans une temporalité qui n’est plus celle de la répétition mais celle de l'événement.

d) subversion et santé

La sublimation réalise une véritable subversion des déterminismes biologiques et sociaux. Cette subversion est productrice d'humanité et de santé.
Lorsque cette subversion n'est pas possible, lorsque l'activité d'exploration du monde ne peut déboucher sur une transformation créatrice, les pulsions qui ne trouvent pas issue dans la sexualité génitale mettent en péril l'architecture du système psychique.
Les phénomènes que nous venons d'aborder rapidement recouvrent des enjeux de santé majeurs. « C'est à mon sens écrit Dejours ce qui confère au travail une place unique dans le fonctionnement psychique. Faute d'un travail offrant un espace de sublimation, le sujet doit renoncer à faire usage d'une partie de son patrimoine pulsionnel. En fermant l'espace de la sublimation, certaines organisations du travail mettent donc à mal non seulement le registre symbolique mais aussi, directement, le registre économique. celui des pulsions, et au-delà la vie sexuelle, mentale et somatique ».
Le travail peut offrir, nous l'avons vu, aux pulsions partielles un espace de sublimation, à condition qu'il comporte un espace suffisant pour une mobilisation de l'intelligence et de la personnalité du sujet qui ouvre sur la création de nouvelles formes signifiantes.
C'est loin d'être toujours le cas. Lorsque l'organisation du travail ferme cet espace de création, le sujet se voit contraint à un travail de répression coûteux. Le risque majeur auquel il est soumis est de ne plus pouvoir endiguer la pression qui se manifeste dans le système psychique. C'est le risque du débordement, de la désintégration plus ou moins profonde du système psychique sous la poussée de forces qui prétendent à la satisfaction, sans égard pour l'organisation générale de ce système. Ce débordement peut se manifester sous forme d'une explosion subite de violence, sous forme d'une maladie physique ou d'une décompensation sur le mode psychiatrique.
Dans une telle situation, s'installe une économie dominée par la nécessité pour le sujet de se défendre contre une souffrance qui risquerait de le conduire à la décompensation. Ces défenses contre la souffrance au travail ont un caractère collectif. Elles sont porteuses d'une rigidification des relations professionnelles sous la forme de stratégies collectives de défense voire d'idéologies défensives qui constituent une tentative pour donner sens à la souffrance.
La principale leçon qui nous semble devoir être retenue de ces quelques éléments tient à une certaine conception de la santé. Dans cette perspective, la santé n'est pas une donnée que viendrait éventuellement perturber un événement extérieur. La santé est au contraire une construction, une lutte Chacun cherche à trouver sa place et à la maintenir au sein de la communauté. Chacun cherche à apporter sa contribution à la construction commune. Il s'agit là d'une exigence pulsionnelle, vitale dont l'enjeu est le maintien de l'intégrité des structures psychiques.
Dans la conception que nous avons de l’homme, la mobilisation est première. Le problème de l'organisation du travail, ce n'est pas de mobiliser les gens. Le problème de l'organisation c'est de ne pas briser la mobilisation.
Cette façon de voir nous conduit à prêter une attention particulière au sort réservé par l'organisation du travail à la mobilisation de l'intelligence et de la personnalité. Nous sommes donc conduits au troisième volet de notre réflexion sur le travail, celui des relations sociales.

3. Les dimensions sociales et l’expérience du travail

En abordant le terrain des relations sociales de travail, chacun sait que nous ne touchons pas un terrain pacifié. Ici encore, la situation est tendue entre reproduction et devenir, entre causalité et liberté. Qui plus est, alors que notre action est immergée dans les relations sociales de travail, c'est sur ce terrain que nous touchons le plus rapidement les limites de notre savoir de médecin.
Nous nous contenterons d'attirer l'attention sur deux dimensions contradictoires des relations sociales. Le social apparaît comme lieu d'élaboration culturelle et milieu humain au sein duquel se joue au premier chef la question de la santé, sous la forme de la reconnaissance. Il s'agit là d'un premier aspect des relations sociales : celui de la communauté, du collectif de travail.
Le fonctionnement social comporte un deuxième aspect le social comme lieu des rapports de pouvoir, d'exploitation, de domination, d'affrontement de groupes aux intérêts plus ou moins opposés. Envisagé sous cet aspect, le social apparaît comme système de rapports de forces.

a) les dimensions collectives du travail

Le travail, nous dit Leplat, est une activité "originellement sociale, fondée sur la coopération" (24). Pour com­prendre les implications de cette affirmation, il suffit de partir de la représentation du travail telle que nous l'avons développée plus haut.
Si nous admettons, comme le soutient l'ergonomie, que les gens ne font jamais strictement ce qu'on leur dit de faire, et si nous admettons par dessus le marché que c'est justement pour ça que les choses marchent - si nous admettons que le travail comporte toujours une dimension d'interprétation alors la coopération perd ce caractère d'évidence qu'elle présente souvent du point de vue de l'organisation du travail. Il ne suffit plus, comme nous le présente l'organisateur, de juxtaposer les tâches et de prévoir les communications entre postes. Puisque tout le monde interprète, pour que ça n'aille pas dans tous les sens, il faut coordonner les façons d'interpréter. Et ça, l'organisation du travail ne peut pas le faire.
La coopération ne peut pas être prescrite car elle consiste justement à ajuster ce qui est au-delà de la prescription. C’est là une donnée extrêmement importante. L'organisation sait répartir. L'organisation sait diviser. L'organisation du travail ne sait pas unifier. L'unification, la coordination relèvent d'une autre dimension.
Les façons d’interpréter font l'objet d'une régulation collective.
La coopération implique toujours une activité de construction de règles. Cette construction suppose l'existence d'espaces de débat, de confrontation des opinions, des façons de travailler, des façons d'interpréter. Ces espaces, dans l'entreprise, ne sont généralement pas les espaces officiels de confrontation. Ce ne sont probablement ni les cercles de qualité, ni les organismes représentatifs. Ce travail d'élaboration est plutôt à rechercher du côté des interstices, du côté des espaces de convivialité qui peuvent exister dans l'entreprise : là où on prend le café, là où on prend les repas, parfois simplement l'endroit où l'on attend le bus. Ces espaces sont trop souvent considérés comme non productifs. ils sont pourtant nécessaires au très important travail d'élaboration qu'implique la coopération. Ce travail prend le plus souvent la forme du récit. Dans les espaces de convivialité, les gens se racontent des histoires. Une quantité d'histoires, d'anecdoctes, sur la vie, sur le travail, sur l'articulation du profes­sionnel et de l'extra-professionnel. A travers ces histoires, ils mettent en oeuvre de véritables épreuves de vérité qui permettent de tester si ce qu'on fait est correct, juste, reconnu, partagé par les collègues.
Le récit présente l'avantage de mettre en scène les différentes dimensions de l'action. Il y est question d'efficacité productive - dimension à laquelle les salariés sont très loin d'être indifférents - de relations sociales et d'image de soi. L'efficacité de l'action, la justesse des normes et valeurs qui la dirigent, la façon de se mettre personnellement en scène sont ainsi soumises au jugement du collectif de travail. Ces épreuves de vérité contribuent donc à la construction d'un patrimoine commun, d'une tradition cimentée par le partage de ce que J. Boutet nomme des « pratiques langagières communes ».
Les règles du métier cimentent la confiance et la solidarité. Elles font du groupe de travail un collectif au sein du­quel peut se jouer pour le sujet la quête de son identité.
Mais surtout, c'est dans le cadre du collectif que trouve son accomplissement le processus de sublimation au travail. Nous avons en effet, jusqu'ici, laissé de côté un aspect important. Pour que la sublimation, puisse remplir sa fonction économique, il faut que la création soit reconnue. Le collectif de travail est précisément le garant de cette reconnaissance.
Au travail, la reconnaissance est fondée sur deux jugements. Le premier est un jugement esthétique: Voilà du travail bienfait!, c'est du beau travail! Ce jugement ne peut être porté que par ceux qui connaissent le travail. C'est le jugement des pairs. Le jugement esthétique comporte lui-­même deux dimensions (14). C'est un beau travail parce que c'est un travail conforme aux règles qui constituent le collectif de travail. Cette dimension sanctionne l'appartenance à la communauté, premier versant de l'identité.
Mais aussi, c'est un beau travail parce qu'il comporte quelque chose de singulier. Parce qu'il y a un apport per-
sonnel, parce que ce n'est pas la stricte reproduction de ce qu'on fait habituellement. C'est le deuxième versant de l'identité. L'identité en tant que je ne suis justement identique à aucun autre.
Le simple respect des règles renvoie au conformisme. La pure singularité relève de la marginalité. Dans les deux cas, il n'y a pas de reconnaissance. Le jugement des pairs suppose l'articulation de ces deux dimensions.
Ainsi peut s'accomplir le processus de sublimation qui offre aux pulsions une issue socialement valorisée.
Une deuxième forme de reconnaissance est liée au jugement d'utilité. On reconnaît que ce que je fais est utile. Ce jugement est porté par le client, l'élève, le malade, et au premier chef par la hiérarchie.
C'est probablement cette reconnaissance par la hiérarchie qui pose le problème le plus complexe.
Tout d'abord, il est indispensable que la hiérarchie tienne ses exigences. En effet, c'est parce qu'il est pris entre la contrainte imposée par la prescription et la résistance de l'objet du travail que le sujet va s'engager dans ce cheminement, dans cette exploration, qui vont l'amener à trouver, à inventer, à construire une expérience professionnelle. Il faut le cadre imposé par l'organisation du travail pour pouvoir mettre en oeuvre ce processus de subversion auquel le sujet est convoqué et à travers lequel il peut construire sa santé.
La fonction d'autorité est une fonction très importante. L'expérience montre d'ailleurs que les salaries accordent une grande importance à cette question de l'autorité. Simplement, l'autorité dont il est question ici n'est pas une pression exercée par le commandement au nom de la défense de ses propres intérêts. Elle témoigne de la soumission de ce commandement à des valeurs qui le dépassent comme groupe particulier et qui peuvent être reconnues et partagées par les subordonnés. Entre l'encadrement et le collectif de travail, la confiance est alors liée à ce recouvrement au moins partiel des systèmes de valeurs.
L'exercice de l'autorité implique enfin la reconnaissance par la hiérarchie des limites de la prescription. C'est bien parce que tout n'est pas donné par la science, par la technique, par l'organisation, par la prescription, que le travail est utile. Reconnaître cette utilité c'est reconnaître que l'expérience du travail parle sur les lacunes de l'organisation du travail. Reconnaître que l'expérience du travail a vocation à contribuer à l'évolution de l'organisation du travail.
Cette reconnaissance permet au travailleur d'accompagner les évolutions du travail, de mobiliser son expérience sur de nouveaux défis, et de mener à travers cette histoire, son cheminement, sa construction personnelle.
Nous retiendrons de ce premier point sur les relations sociales, l'importance accordée à la communauté d'apparte­nance comme lieu de la quête d'identité. Cette conception n'est pas propre à la psycho dynamique du travail. Elle apparaît sous la plume de Charles Taylor, un philosophe anglo-saxon contemporain: « Afin de découvrir en lui ce en quoi consiste son humanité, chaque homme a besoin d'un horizon de signification qui ne peut lui être fourni que par une forme quelconque d'allégeance, d'appartenance à un groupe, de tradition culturelle. Il a besoin au sens large d'une langue pour poser les grandes questions et les résoudre ». Du point de vue de la psycho dynamique du travail, nous ajouterions qu'entre le sujet à la recherche de son humanité, et la communauté d'appartenance, le rapport n'est pas direct. Il passe par la contribution apportée, à travers son travail, par le sujet, au maintien et au renouvellement de la tradition dans laquelle il s'inscrit.
L'importance que nous accordons à la question de la reconnaissance ne nous conduit pas pour autant à présenter une vision angélique du fonctionnement social. Ne soyons pas naïfs. Au même titre que l'identité, la reconnaissance relève d'une quête, d'une conquête jamais achevée. A tout instant, la violence des rapports sociaux vient faire obstacle à la dynamique de la reconnaissance.

b) les rapports sociaux

Nous l'avons vu, la construction de la communauté professionnelle repose sur le partage de l'expérience et sur la contribution apportée par chacun à la tradition commune. C’est l'expérience de ce qui résiste, et la construction de règles communes pour faire face, qui cimentent la communauté d'appartenance. Or cette expérience varie très for­tement d'un groupe professionnel à l'autre et a fortiori d'un niveau hiérarchique à l'autre. Il y a dans l'entreprise différents métiers, différentes fonctions, différents groupes dont le rapport au réel prend à chaque fois une forme particulière. La hiérarchie elle-même comporte souvent plusieurs groupes. A partir d'une expérience différente. on ne s'étonnera pas que ces groupes soient porteurs de représentations du monde, de valeurs et de normes de présentation de soi, à chaque fois plus ou moins particulières. La quête d'identité ne peut prendre les mêmes formes pour l'opératrice qui conduit la machine, pour le régleur, pour le chef d'atelier et pour le cadre commercial.
Cette segmentation est génératrice d'incompréhensions et la sociologie des organisations montre comment chaque groupe tente d'influencer le fonctionnement de l'entreprise à partir de sa propre position.
De plus, les organisations elles-mêmes sont incluses dans un système qui affecte, aux différentes places disponibles au sein de la société, une part variable de prestige et de pouvoir. A ce niveau, les rapports sociaux répartissent les individus et les groupes en dominants et dominés. Deux sortes de rapports sociaux nous intéressent particulièrement en ce qu'ils constituent un obstacle à la reconnaissance au travail. Ce sont les rapports sociaux de sexe et les rapports sociaux de production.
Lorsque nous parlons des rapports sociaux de sexe, nous ne parlons pas de la différence des sexes telle qu'elle s'enracine dans l'ordre biologique. Nous parlons des places qui sont assignées aux individus sur la base de cette différence et de la façon dont ces places sont affectées d'une valeur plus ou moins grande. La question qui se pose alors est de comprendre comment les sujets, hommes et femmes, construisent, supportent, contournent, subvertissent ce processus d'assignation. Question posée surtout du côté des femmes, qui constatent que ledit processus est, dans leur cas, fortement empreint de dévalorisation.
L'ensemble des recherches dont nous disposons souligne la situation critique dans laquelle se trouvent les femmes lorsqu'elles prétendent faire reconnaître leur contribution professionnelle alors que les critères de reconnaissance sont construits en référence au modèle viril.
Le premier obstacle concerne l'articulation massivement assumée par les femmes, entre les charges de la famille et les exigences du travail. Cette difficulté à articuler les différents registres d'investissement se traduit par des comportements d'auto-dévaluation lors de l'orientation scolaire et lors des choix professionnels. Elle amène les femmes à considérer avec appréhension tout changement dans l’univers de travail I. Beaucoup plus que su r les hommes. Le changement est susceptible de mettre en péril le compromis réalisé entre vie professionnelle et vie extra professionnelle.
A ce problème vient  s’ajouter la façon dont sont considérées les taches traditionnellement confiées, aux femmes. Dans de nombreuses branches, nous dit D. Kergoat, les employeurs apprécient les «  qualités féminines :« L'habileté, la dextérité, la minutie, le souci de se rendre utile, la capacité, la fidélité, la patience, l'acceptation plus facile des travaux fastidieux, une meilleure résistance à la monotonie ».
Le problème est que toutes ces caractéristiques de la force de travail féminin sont considérées comme naturelles. Elles sont traitées comme des qualités et non comme des qualifications. Pour cette raison, elles ne sont ni reconnues, ni rétribuées. G. Doniol Shass a montré comment l'embauche de femmes pour tenir un poste pouvait entraîner la déqualification du poste.
Il est donc difficile pour les femmes d'assumer conjointement leur identité sexuée et un projet professionnel. Cette difficulté se répercute sur le fonctionnement du groupe ouvrier féminin. Celui-ci est atomisé, traversé par la concurrence interindividuelle et la jalousie. A partir de ces constatations qu'il est facile de retrouver dans de nombreux milieux de travail, D. Kergoat souligne une dimension très particulière du discours féminin au travail : le discours ouvrier féminin a la forme d'un syllogisme paradoxal. La structure de ce syllogisme très particulier est la suivante :
1.toutes les femmes sont jalouses
2. moi, je ne suis pas jalouse.
Le troisième terme. indicible -- donc, je ne suis pas une femme - marque l'impasse de la constitution du sujet sexué dans l'univers de travail.
La spécificité de la position féminine par rapport aux phénomènes de dévalorisation observés chez les hommes occupant des emplois déqualifiés tient au fait qu'à l'auto-dévalorisation en tant qu'OS, s'ajoute l'auto-dévalorisation en tant que femme. C'est en effet parce qu'elles sont femmes que les travaux qui leurs sont affectés sont dévalorisés. L'expérience du travail est donc, pour les femmes, l'expérience d'une dévalorisation en tant que sexe. Elle est par là radicalement différente de l'expérience des hommes.
La montée du taux d'activité des femmes mais surtout des mouvements sociaux comme celui des infirmières posent aujourd'hui la question de la reconnaissance de la contribution propre des femmes à l'univers du travail.
La question des rapports sociaux de production est plus classique. Au sein de l'entreprise, les différents groupes ne
sont pas à égalité. L'un des partenaires dispose du pouvoir économique et peut décider de la survie individuelle et collective Nous avons évoqué la vocation de l'expérience du travail à contribuer à l'évolution de l 'organisation du travail.
Dans le cadre des rapports sociaux de production, cette question prend une toute autre allure. S'emparer de ce que les opérateurs dévoilent de leur savoir-faire, et incorporer ce savoir dans les machines ou dans l'organisation, afin de pouvoir se passer d'une partie de ces opérateurs, relève d'une rationalité qui semble s'imposer aux dirigeants. Cette réalité, liée à la précarisation croissante du travail, se manifeste quotidiennement au sein de l'entreprise comme obstacle à la communication, à la confiance, à la reconnaissance et pour ce qui nous occupe particulièrement, a la santé. Les concepteurs du travail invoquent la logique d'un système qui privilégie la rationalité objective et l'efficacité instrumentale au détriment de la rationalité morale pratique et de la rationalité subjective. Du côté des opérateurs, se manifeste une sourde résistance aux efforts d’intégration déployée par les directions.
Dans ce contexte, la question de la reconnaissance prend une allure fort différente de ce que nous avions décrit précédemment.
D'un côté, la coopération impose la construction de règles communes qui encadrent la mobilisation et l'interprétation. D'un autre côté, la violence latente des rapports sociaux impose à chaque groupe professionnel de défendre sa position en tentant d’accroître le potentiel d'incertitude qu'il représente pour les autres. Il ne s'agit plus seulement de la contribution à une tradition commune. Chaque groupe joue plus ou moins sa propre tradition, son identité et son existence dans la confrontation.
Même abordés superficiellement les termes dans lesquels se posent les questions au médecin du travail apparaissent d'une grande complexité. Nous ne compliquons pourtant pas à plaisir. Il est possible de ramener le travail à la tache, la subjectivité à la structure psychologique et les relations sociales aux mécanismes économiques. La simplification n'est qu'apparente. Ainsi réduite à une somme de contrainte physiques, physiologiques et économiques, la situation de travail apparaît comme un système de forces aveugles soumises au principe de causalité. Dans un tel monde, dominé par les déterminismes, les choses sont toujours déjà jouées. Comment alors, penser l'action du médecin du travail
En réalité, cette perspective laisse un résidu. Sur ce fond de déterminismes, selon la formule de Dilthey «  on voit en plus d'un point, comme le ferait un éclair, luire la liberté ». Peu de choses, certes, mais c'est, me semble-t-il, sur ce point, sur la question de l'humain, que la responsabilité du médecin est particulièrement invoquée. C’est là, aussi que peuvent se trouver, si elles existent, les ressources pour une transformation.
Cette fugitive lueur de liberté, nous en avons cherché la trace du côté de l'activité, de la mobilisation subjective et de la dynamique de la reconnaissance. Peut être avons nous alors dégagé un espace à partir duquel il est possible de penser l'action du médecin du travail.

 

III. L'ACTION DU MÉDECIN DU TRAVAIL

Tenir aujourd'hui la question de la santé au travail, c'est d'une façon ou d'une autre chercher en permanence les voies de l'articulation des trois dimensions que nous avons évoquées : la dimension de l'activité, celle de la subjectivité souffrante et celle de la reconnaissance. Il n'est pas possible de rendre compte, dans le cadre limité de ce rapport. L'expérience accumulée par les médecins du travail sur ces questions. Nous nous bornerons à
envisager les principes généraux de l'action dans ces trois domaines.

1. Le médecin du travail et l’activité

Lorsque nous traitons du travail en tant qu’activité, nous mettons l'accent sur la recherche du compromis le plus efficace entre les différentes exigences du travail.
Une telle question se joue de façon décisive au stade de la conception du travail, au stade du projet.
L'intervention du médecin du travail dans les projets de conception et de transformation du travail est prévue dans les textes que chacun connaît : Le médecin du travail est obligatoirement associé a l'étude de toute nouvelle technique de production. II est consulté sur les projets de construction ou d’aménagements nouveaux ;de modifications apportées aux équipements. Ce pan de la mission est encore renforcé par l'évolution législative récente qui impose au chef d'entreprise une réflexion sur les effets prévisibles de ses décisions sur la santé des salariés, et la recherche d'une articulation des actions de prévention avec les méthodes de travail et de production (articles L. 230-2. R. 231-54-1. R. 231-68 du code du travail). Je crois que nous n'avons pas, jusqu'ici, assez investi ce champ. L'accélération des transformations multiplie pourtant les occasions d'infléchir la conception du travail dans le sens d'une meilleure adaptation à l’homme. Chaque médecin du travail sait qu’il est très difficile d'obtenir des transformations du travail à partir des seules préoccupations concernant la santé. Il est beaucoup plus facile d'intervenir au stade de la conception pour infléchir, dans le sens d'une meilleure adaptation, les transformations déjà décidées dans l'entreprise. I 'exigence d'amortissement rapide des investissements technologiques, l'idée que la compétition se joue au terme de taux d'engagement des machines, constitue d’ailleurs, pour les chefs d'entreprises, des incitations tout à fait concrètes pour tenter de prévenir, dès le stade de la conception, les dysfonctionnements liés, à une inadaptation du dispositif aux opérateurs, et à la réalité du travail.
L’intervention, du point de vue de la santé dans les projets industriels a été relativement bien balisée par les ergo-
nomes. S'il fallait résumer d'une phrase le principe qui sous-tend l'intervention dans le processus de conception et d’organisation du travail, nous dirions que le travail n’est jamais réductible au savoir que l'on possède sur lui. La promotion de la santé au travail impose de soutenir la nécessité de la recherche d'une convergence des différentes perspectives sur le travail. L’intervention à mobiliser et à mettre en confrontation les savoirs des différents concepteurs du travail et le savoir des opérateurs, sur le travail réel.
Le médecin peut contribuer à cette confrontation à partir de trois types de connaissances qu'il possède en propre
- Il dispose de connaissances générales sur les atteintes à la santé par le travail. Il est de sa responsabilité d'alerter les différents partenaires sur les risques professionnels sur lesquels il serait souhaitable d'agir en cas de transformation du travail et sur ceux que risqueraient d'introduire les transformations projetées
- Il dispose aussi d’une connaissance de la population au travail qui lui permet d'aider les concepteurs du travail à prendre en compte la diversité des êtres humains, le fait qu'il y a des hommes et des femmes, des gens dont l'état de santé est plus ou moins bon, des jeunes, et des vieux, des gens expérimentés et des novices, des gens qui ont eu une formation et d'autres qui ont appris sur le tas etc… Un des défauts classiquement dénoncés des processus de conception est, en effet, la tendance à raisonner à partir d'un opérateur abstrait, souvent fort différent des opérateurs réels
-Enfin les processus de conception ont tendance à faire l'impasse sur la variabilité des individus et donc a sous-es­timer les exigences d’adaptation des modes opératoires aux différents états des salariés. Dans le court terme, cette variabilité renvoie plus particulièrement à la question des rythmes biologiques. Dans le long terme elle pose la question, rendue plus aigue par les évolutions démographiques, de l'anticipation du vieillissement a la fois comme facteur d’évaluation des performances élémentaires et comme processus de maturation et d'accumulation d'expérience.
Le premier point est probablement le plus facile à tenir. Le second est au contraire le plus délicat dans la mesure où il concerne les modes de coopération établis entre les différentes lignes hiérarchiques dans l'entreprise.
Nous avons dit que la situation de travail confronte les opérateurs et opératrices a des exigences contradictoires, Certaines de ces contradictions sont inhérentes à la situation de travail. D'autres pourraient être repérées au cours du processus de conception et évitées. Ce n'est souvent pas le cas, parce que le projet est mené par une ligne hiérarchique indépendamment des autres.
L'inégale mobilisation des différentes lignes hiérarchiques sur les projets de transformation dans l’entreprise se traduit par le fait que l'on traite de l'architecture indépendamment de l’organisation du travail, de la technologie in-
dépendamment de la formation, des effectifs indépendamment de la qualité ou de la santé, alors qu'aucune de ces dimensions n'est indépendante des autres. Le médecin du travail en récupère les conséquences au cabinet médical, en terme de souffrance des opérateurs. Il a tout intérêt à plaider dans l'entreprise, sur la nécessité d'anticiper au niveau de la conception les difficultés du fonctionnement en mobilisant l'ensemble des savoirs spécialisés disponibles dans l'entreprise ou su nécessaire à l'extérieur.
Enfin, la participation des opérateurs concernés au processus de conception revêt une importance de premier plan. Les opérateurs ont, beaucoup plus que les concepteurs. une connaissance des contraintes du travail et des objectifs intermédiaires qu'il est nécessaire d'atteindre pour pouvoir faire le travail. Pourtant il ne suffit pas de mettre les opérateurs dans une salle pour que s'exprime cette expérience. Le savoir faire de l'ergonome appuyé sur des analyses du travail est ici nécessaire.
 Le médecin peut plaider pour l'appel à un intervenant extérieur. Il peut aussi, s'il en a les moyens, remplir cette fonction. Ici encore, tout ce qui sera oublié risque de se payer ultérieurement en terme d'efficacité du travail et de souffrance des salariés.
Le projet et il y a en permanence des projets dans l'entreprise est une occasion privilégiée pour jouer l'ensemble des questions que nous avons évoquées. Cette perspective était très clairement posée du côté patronal par le rapport Riboud : On ne doit plus regarder un changement de machine comme une fin en soi, mais comme un moment opportun pour repenser et reconstruire un atelier, un service, ou une entreprise.
Repenser l'atelier, ce n'est pas seulement repenser l'architecture ou les risques professionnels, mais l'ensemble des dimensions et donc la place réservée par les relations sociales de travail à la mobilisation des opérateurs.
Il faut disait Riboud  partir des connaissances concrètes des opérateurs. tirées du fonctionnement des installations existantes, car c'est eux qui sont confrontés aux problèmes courants de l'exploitation et de l'organisation du travail ». Mais mobiliser les connaissances des opérateurs suppose réunies plusieurs conditions.
Tout d'abord, nous l'avons vu, il faut mettre en place un processus qui permette aux opérateurs de prendre conscience de ce qu'ils savent que ne savent pas les concepteurs. La recherche de l'efficacité ne peut donc pas contourner la question du rapport subjectif au travail.
D'autre part il faut que les opérateurs aient suffisamment de garanties pour dévoiler les connaissances qu'ils ont en main., comme le souligne de Terssac, l'analyse du travail peut fragiliser les opérateurs. Elle « permet d'identifier les mécanismes de l'efficience productive à partir de la mise a jour des logiques de travail développées par les exécutants. Du même coup elle aide une des parties à se dispenser ou a s’affranchir de cette intervention. Le degré de mobilisation du personnel sur un projet de transformation dépend donc des conditions de confiance que la direction a su créer en donnant des garanties sur ses intentions.
Dans tous les cas, qu'elle valorise les compétences des opérateurs ou qu'elle les disqualifie, la façon de conduire le changement a toujours un impact sur le rapport au travail et sur les relations sociales.
Cette quête d'une confrontation des différents points de vue qui permet de mettre en place une organisation du tra­vail compatible avec le confort, l'efficacité et la sécurité est classiquement celle de I 'ergonomie. Elle est fondée sur l'idée que tout le monde dans l'entreprise a plus ou moins intérêt à ce que le travail se passe bien. Cependant,  quels que soient les soins apportés à la conduite du projet, quels que soient les efforts mis en oeuvre dans la recherche d'une convergence, il y a toujours un résidu. La situation nouvelle n'est jamais parfaitement adaptée. Le médecin peut, comme l'ergonome, avoir aidé les acteurs dans la recherche du meilleur compromis. Il garde en propre une mission, celle de témoigner sur ce que le compromis a laissé de côté. Ce résidu se manifeste sous forme de souffrance dans le cabinet du médecin du travail. Nous gagnerions certainement beaucoup à tendre une oreille attentive à tout ce que peuvent raconter les salariés sur les difficulté, de démarrage qui suivent ces transformations. Nous gagnerions à accumuler collectivement et à synthétiser cette expérience en prévision des changements suivants.

2. Le médecin du travail à l’écoute de la souffrance

L’ouverture à la rationalité subjective nous écarte de ce que nous savons faire en tant que professionnels. Nous avons appris à recueillir un ensemble de signes pour les rapporter à un cadre diagnostique préexistant qui débouche sur une conduite à tenir.
L'écoute implique au contraire de suspendre dans un premier temps la question de la conduite à tenir efficace. L'homme, comme subjectivité souffrante, ne peut faire l'objet d'un savoir conforme à l'idéal des sciences de la nature. Les hommes et les femmes ne sont jamais réductibles aux images qu'ils donnent d'eux-mêmes. La parole est interprétation, construction biographique, reprise par le sujet de cette activité d'auto-définition jamais achevée qui le caractérise comme être humain.
Et pourtant la parole a une efficacité. Elle est productrice de sens. Elle transforme la définition de soi, les valeurs qui lui sont attachées et la perception des possibilités offertes par la situation. La parole est action pour le patient. d'autant plus que le médecin suspend pour lui-même, la question de l'action et accepte de se faire expliquer le monde tel qu'il est vu par son interlocuteur.
Par son écoute, par ses interrogations, le médecin soutient l'élaboration. Mais cette écoute par définition ne peut prétendre produire un savoir sur celui qui parle. Prétendre savoir, ce serait fermer l'espace d'élaboration, clore le processus de construction. Un tel savoir ne pourrait avoir valeur que de verdict.
Si un savoir peut être produit a partir de l'écoute, il ne porte pas sur le sujet qui parle mais sur ce qui paralyse sa quête, sur les obstacles auxquels se heurte son élaboration. L'attention porte sur ce qui, dans le discours des salariés, ne trouve pas à s'exprimer et sur ce qui, par sa répétition, témoigne d'une difficulté à poursuivre la construction du sens.
L'écoute implique au contraire de suspendre dans un premier temps la question de la conduite à tenir efficace. L'homme, comme subjectivité souffrante, ne peut faire l'objet d'un savoir conforme à l'idéal des sciences de la nature. Les hommes et les femmes ne sont jamais réductibles aux images qu'ils donnent d'eux-mêmes. La parole est interprétation, construction biographique, reprise par le sujet de cette activité d'auto-définition jamais achevée qui le caractérise comme être humain.
Et pourtant la parole a une efficacité. Elle est productrice de sens. Elle transforme la définition de soi, les valeurs
L'écoute n'est pas orientée,dans ce cas, vers un diagnostic de structure psychologique comme se pourrait être le cas en psychiatrie. Nous enregistrons sur ce point ce que nous a appris la psychanalyse : il n'y a pas de structure normale.
Personne n'est à l'abri de la décompensation. La structure de chacun prédétermine seulement, on mode de décompensation le plus probable commue la structure du cristal prédétermine les lignes de fracture qui apparaîtront si une contrainte suffisante lui est appliquée. A ce constat, la psycho dynamique du travail ajoute que les sujets ne restent pas passifs devant le risque de décompensation et que le travail constitue une des scènes sur lesquelles le sujet va pouvoir défendre sa santé. L'attention est donc portée non pas sur la forme possible de la décompensation mais sur les efforts que le sujet déploie pour maintenir et faire reconnaître son rapport au réel et son insertion sociale, ou a défaut, pour lutter contre la décompensation. L’interrogation ne porte pas sur la souffrance structurelle de l'être humain mais sur ce qui empêche l'organisation du travail d'offrir une issue positive à cette souffrance.
La rationalité psychique est donc envisagée, non pas en elle-même, mais dans son articulation avec les deux  autres rationalités, instrumentale et sociale. Il s'agit de comprendre comment l'épreuve du travail est source de souffrance, comment le sujet déploie son intelligence pour y faire face et surtout, quel sort est réservé à cette mobilisation par l'organisation du travail.
Mais, même là, le savoir produit n'est pas conforme à l'idéal des sciences de la nature. Ce savoir n'est qu'inter­prétation. Il ne vaut que pour autant qu'il est reconnu par l'interlocuteur. Et il n'est reconnu que s'il est coproduit par celui-ci. Ce point est très important. Il implique en effet une exigence de respect du rythme et des voies de l'élaboration menée par les salariés au cours de la visite. Le médecin est en position de soutenir l'élaboration des salariés. Cela ne signifie en aucune façon qu'il puisse se substituer à eux.
Alors, l'accès à la pensée de ce qui, jusque là, était activement maintenu hors du champ perceptif relance l'activité réflexive qui permet aux salariés de s'approprier leur expérience du travail. Ce dépassement ouvre sur la situation une perspective nouvelle. Par là l'écoute nous conduit à proximité immédiate de l'action. De fait, il apparaît bien souvent que l'écoute du médecin du travail débouche sur la prise en charge de leurs difficultés par les intéressés, sans que le médecin ait lui-même mené une quelconque intervention hors du cabinet.
Il est pourtant des cas où l'élaboration au cabinet médical ne permet pas de déboucher sur des transformations du travail. Un fossé important apparaît entre ce que disent les gens au cabinet médical et ce qu'ils peuvent soutenir publiquement dans l'entreprise. Le repérage de cette différence entre expression au cabinet et expression publique est un élément fort de la clinique de la souffrance au travail. Cette différence est une manifestation de la répression imposée par les relations sociales de travail à l'expression de la subjectivité. Dans une telle situation de blocage, il revient au médecin du travail de transformer en questions pour la collectivité la souffrance exprimée au cabinet médical.

3. Le médecin du travail et les relations sociales de travail

Nous avons évoqué le caractère fortement contradictoire des fonctionnements sociaux. L'intervention sur ce terrain est probablement la plus délicate. En effet, il ne s'agit plus, comme en ergonomie, de rechercher un espace de compromis entre exigences contradictoires. Nous quittons le niveau de l'articulation des intérêts pour aborder le débat sur les valeurs. Car c'est bien sur ce terrain que nous propulse l'écoute de la souffrance psychique. Les enquêtes le montrent : la souffrance au travail se manifeste comme la conséquence de la désarticulation des systèmes de valeurs du sujet par les décisions prises en matière d'organisation […] Le sujet souffre parce que les décisions d'organisation disqualifient les systèmes de valeurs à travers lesquels il prétendait construire le sens de sa contribution.
Une telle situation conduit le médecin du travail à témoigner de la souffrance entendue au cabinet médical et à mettre en relation - sur le mode hypothétique car il touche là aux limites de ses compétences. -. ces manifestations de souffrance et certains aspects de l'organisation du travail.
Le principe de base est, ici, qu'en s'adressant aux directions, on parle à des hommes et à des femmes qui ne sont jamais purement réductibles à leur place dans la structure sociale. Certes, le tissu social est fragmenté en groupes plus ou moins antagonistes. Pourtant nous ne nous résignons pas a enregistrer les particularismes éthiques de chaque groupe professionnel et à relever les victimes des affrontements entre groupes. Deux éléments permettent d'espérer tenir le débat sur les questions du travail.
D'une part les valeurs des différents groupes ne tombent pas du ciel. Elles sont forgées à partir de la mobilisation subjective qu'implique le travail. Certes, nous voyons apparaître, ici ou là dans les entreprises, l'idée que pour organiser le travail, il vaut mieux ne jamais l'avoir partagé, lI faut le dire, ce type de conception relève de la violence sociale.
Ce qui caractérise l'action violente - - dit Lévinas - c'est le fait de ne pas regarder en face à quoi s'applique l'action. Le plus souvent, l'expérience du travail, au moins sous certains de ses aspects, est un bien commun aux différents protagonistes. Une telle situation constitue manifestement un facteur de proximité.de recouvrement au moins partiel des systèmes de valeurs en présence.
D'autre par le sujet souffrant que nous avons mis en scène, engagé dans la quête de son identité, qu'il soit cadre ou opérateur de base prétend à l’universalité de ses valeurs. Dès qu'il parle, et quel que soit son état d'esprit, le sujet prétend soumettre sa position au jugement de la raison. Dès que j'ouvre la bouche, je prétend inscrire ce que je dis en référence à des exigences sans lesquelles il n'y a pas de communication possible : exigences de vérité, de justesse et d'authenticité. Même si elle est conflictuelle dans ses motifs, la discussion est consensuelle dans ses prétentions. La communication repose toujours sur le pari d'une entente possible. C'est ce qui permet de ne pas désespérer de la rationalité communicationnelle. C'est aussi ce qui impose de soutenir cette rationalité car l'arrêt de la communication laisse libre cours à la logique aveugle des mécanismes sociaux, à la rationalité systémique, à la violence sociale.
Nous avons souligné combien nous paraissait difficile cette mise en question de la rationalité sociale au sein de l'entreprise. Et pourtant, le médecin du travail a. sur ce plan une responsabilité particulière.

4. La place particulière du médecin

Je voudrais sur ce dernier point apporter un témoignage personnel. J'ai l'occasion d'intervenir en entreprise au contact de professionnels d'origine et de statuts divers : ergonomes. psychologues de diverses sortes, préventeurs, mais aussi organisateurs. Cette expérience me laisse penser que le médecin occupe une place tout à fait particulière dans le spectre de ceux qui interviennent sur le travail. Il est en effet le seul qui soit, en droit, totalement affranchi de la prise en compte des exigences économiques. Il est de bon ton au­jourd'hui de faire la fine bouche sur les cadres législatifs et de glorifier l'action qui trouve en elle-même sa justification. Je pense que c'est une erreur. Tenir dans le long terme les questions que nous abordons, lorsque l'on se trouve, comme les autres professionnels, inscrit dans une ligne hiérarchique de l'entreprise, relève de l'héroïsme ou de la sainteté. Il est extrêmement coûteux de tenir, sur ses seules qualités personnelles, contre le primat de la rationalité instrumentale.

La liberté - dit Lévinas - essentiellement non héroïque ... La liberté consiste à instituer hors de soi un ordre
de raison; à confier le raisonnable à l'écrit, à recourir à une institution ». La médecine du travail est une de ces institutions. Il faut connaître les difficultés de ceux qui dans l'entreprise, quelle que soit leur place, prétendent tenir les mêmes questions sur la base de leurs seules qualités personnelles pour en mesurer vraiment le prix.
La législation du travail et le code de déontologie instituent le service médical du travail comme témoin et symbole de ce qui. dans l'homme, ne peut être plié à la logique de l'entreprise. En occupant cette position. le médecin soutient de fait l'impératif kantien : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen". En renvoyant au débat public les questions issues de l'écoute au cabinet médical, il ouvre un espace d'expression non seulement pour les opérateurs de hase mais aussi pour les responsables, pour les ingénieurs, pour les cadres, tels que nous en connaissons tous, qui vivent quotidiennement le déchirement entre leurs exigences éthiques et les contraintes imposées par les mécanismes économiques.