Les contes de fées traditionnels fournissent aux filles et aux garçons quand ils sont encore enfants divers canevas qui vont souvent constituer la trame inconsciente de leur existence qu’on appelle scénario de vie. Ils servent à les préparer à leur vie future à un âge où ils n’ont pas accès à la réflexion de l’adulte et ils répondent à la question : « Qu’est ce qui peut arriver à quelqu’un comme moi ? ». Concernant les filles, nous nous demanderons ce que leur dit un conte comme celui de « La belle au bois dormant » sur l’amour, la famille, les dangers de la vie et les qualités qui permettent de réussir. En quoi est-il encore aujourd’hui un conte pour filles ?

Les contes finissent généralement bien et comportent plusieurs niveaux de lecture : Histoires d’enfants pour les enfants, au départ, ils sont aussi à la base des récits romanesques pour adultes qu’ils continuent de fasciner. Les analystes transactionnels y trouvent des clés particulièrement utiles pour comprendre la personnalité humaine et la manière dont se construisent les scénarios de vie. Nous pouvons tous aussi y trouver des clés pour comprendre l’évolution des mentalités sur le temps long, concernant la place des hommes et des femmes dans la famille et la société.

Voici quelques questions à propos du conte de la Belle au bois dormant, transcrit par Perrault et par les frères Grimm :

- Les contes sont–ils spécifiques d’une société ?
- Quels types de messages envoient-ils aux enfants ?
- Valent-ils à la fois pour les filles et les garçons ?
- Ont-ils encore du sens aujourd’hui ?

Quel type de société ?

Si nous relisons le conte de « La Belle au bois dormant », nous comprenons que ce conte fait référence à une société traditionnelle où les règles de vie n’étaient pas toutes les mêmes que les nôtres. Ainsi la vie des filles s’inscrit-elle dans des limites qui nous semblent dépassées aujourd’hui, suite au recul du modèle patriarcal dans le monde occidental, ces cinquante dernières années. Et pourtant, ces histoires qui viennent du fond des âges ont structuré notre imaginaire quand nous les écoutions tout petits et ont participé à la construction de notre vision du monde.

Ce conte est d’abord à mon sens l’histoire d’une enfant qui grandit dans une famille et finit par fonder une famille. Elle apparaît en rapport avec ce que la société attend des filles et, en creux, des garçons. Le conte de « La Belle au bois dormant » fait donc partie des histoires propres à inspirer les scénarios de vie de filles. C’est pourquoi après avoir cherché quelles sont les leçons du conte, je m’attacherai à explorer ce qu’il en reste et ce qui a changé pour les filles d’aujourd’hui, que la société soit moderne ou restée traditionnelle. Je me poserai aussi la question du type de scénario correspondant pour les garçons.

Un couple (roi et reine) veut à tout prix avoir un enfant. Ils y parviennent enfin. C’est une fille. Ils sont tellement heureux qu’ils font une grande fête pour le baptême et y invitent les 7 fées du royaume. Ils attendent d’elles que chacune fasse à l’enfant un don, « afin que la Princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables ». Elles lui promettent en effet la beauté, la grâce, l’esprit, le talent pour danser, pour chanter et pour jouer de la musique. Mais ils ont oublié une fée. Elle est vieille. On la croyait morte. Elle est furieuse car elle se croit méprisée. Quand son tour vient de faire un don à l’enfant, elle annonce qu’elle mourra en se perçant la main avec un fuseau. Heureusement la 7ème fée s’était mise en retrait, ayant observé la déconvenue de la fée qu’on avait oubliée. Elle s’avance alors et annonce que la fillette ne mourra pas, mais qu’elle dormira 100 ans avant d’être réveillée par le fils d’un roi.

Les contes sont presque tous construits de la même manière : au début du récit, un manque (ici, c’est la stérilité du couple). Le manque est comblé (naissance de l’enfant attendu), mais la joie est de courte durée. Une nouvelle épreuve arrive (la menace de mort), elle est corrigée (l’intervention de la jeune fée) répétée (la blessure de l’héroïne et sa mise en sommeil), le tout se terminant par une fin heureuse. Le récit porte sur les épreuves des héros, leurs efforts pour éviter l’issue fatale et faire triompher la vie. Dans la version des frères Grimm, le conte s’arrête avec le réveil de la Belle et le baiser du Prince puis le mariage et le bonheur annoncé. Dans celle de Perrault, les épreuves continuent, mais le conte se termine finalement bien.

Les messages, valables encore aujourd’hui

On retrouve dans ce début un thème favori des contes : le vif désir d’enfant, la frustration de ne pas en avoir et les efforts pour que l’enfant désiré, quand il arrive enfin, ait tout ce qu’on peut imaginer comme avantages. C’est le sens des termes «  Prince » et « Princesse ». Ils parlent aux enfants qui à l’âge de l’école maternelle adorent se déguiser en princesses et en princes. Ensuite, les parents tentent de réaliser le rêve de l’enfant parfait qui correspond aux « vraies » princesses et aux « vrais » princes.
A un niveau plus profond, le conte dit que les couples peuvent être stériles et ne pas avoir de descendance, que les parents peuvent être fous de leurs enfants et que ce n’est pas forcément bon pour ces derniers, que les enfants les plus chéris peuvent mourir, que la jalousie et le dépit sont mortifères. Le monde est plein de dangers même pour les filles de roi. On voit que le conte se place au niveau le plus profond, celui de la destinée humaine. Il concerne la loi de l’espèce qui veut que chacun cherche à se reproduire et à élever et éduquer ses enfants. Fonder une famille reste le projet d’une grande majorité des gens.
Deux aspects parlent particulièrement aux parents d’aujourd’hui : la tentation de tout faire pour leurs enfants parce qu’ils ont été désirés et choisis et la menace de la maladie et de la mort. La mort d’un enfant est toujours une tragédie.

Le roi interdit de filer dans tout le royaume et on oublie la prédiction jusqu’au jour où la belle a 15 ans, l’âge fatidique. Elle est vive, curieuse. Elle explore le château jusqu’aux combles et découvre une vieille femme qui n’a jamais entendu parler de l’interdiction de filer. La belle veut essayer de se servir du fuseau. Elle se blesse, tombe évanouie et reste endormie. Le roi comprend qu’il est rattrapé par la malédiction. La fée qui était intervenue au moment du baptême pour corriger la prédiction funeste revient pour installer la Belle dans son sommeil de 100 ans. Elle endort tout l’entourage pour qu’il la serve au moment où elle se réveillera. Les parents seuls s’en vont (dans la version de Perrault, mais pas dans celle des frères Grimm). Les fourrés et les arbres poussent alors autour du château dont on n’aperçoit plus que les tours au loin.

Les contes sont optimistes ; ils invitent à l’action et montrent que les erreurs peuvent être corrigées. La jeune fée anticipe le risque et donne une chance à l’enfant. La mort dans le conte n’est pas toujours vraiment la mort. Elle se montre parfois sous la forme d’un sommeil qui n’altère pas l’apparence du corps et dure comme un long coma. La durée du sommeil ici est de 100 ans, ce qui fait du conte une anticipation des fictions de voyage dans le temps ou des comas profonds qui cessent miraculeusement.

Cette fausse mort est dans le conte une réponse à la question cachée : qu’est ce qu’on aimerait faire des filles entre la puberté et le mariage ? On les enfermerait la plupart du temps. Le sommeil de la Belle enfermée dans son château symbolise cette claustration. En effet les sociétés traditionnelles veillent jalousement sur les filles. Leur beauté est source de promotion sociale pour leur famille, à condition bien sûr qu’elles se plient aux projets de leurs parents et ne cèdent pas à l’attirance pour un garçon qui ne serait pas la bonne personne, selon eux. La fille est une princesse tant qu’on espère qu’elle épousera un prince. Elle deviendra reine le jour où il deviendra roi et où ils prendront le statut de « parents ».
Cette préoccupation demeure dans les sociétés traditionnelles. J’en veux pour témoignage un film turc récent de Deniz Gamze Erguven : « Mustang ». Ce film décrit la vie de cinq sœurs orphelines élevées par leur grand-mère dans un village. Un jour, elles se comportent avec les garçons du village d’une manière qui choque l’entourage. Elles sont alors claustrées par leur grand-mère et leur oncle qui organisent le mariage de chacune dans l’ordre de naissance. Une seule épouse le garçon de son choix. Une autre se suicide, les deux plus jeunes s’enfuient et tentent de trouver un abri dans la grande ville, celle-ci remplaçant la forêt des anciens contes.

La Belle qui était une adolescente vive et curieuse reste donc endormie. On n’imagine pas une situation de plus grande passivité. Quand le moment est venu, (car l’histoire ne peut s’arrêter là), la redécouverte du château et de ses habitants figés dans le sommeil devient possible.
Dans une version du conte, c’est le hasard (ou le destin) qui amène le prince dans cette partie de la forêt. Dans une autre, la légende s’est maintenue et plusieurs princes ont tenté de passer les fourrés et en sont restés prisonniers. Autant dire que les prétendants font l’objet d’un tri jusqu’à ce que vienne la bonne personne.

Quand arrive le Prince, les ronciers et les arbres ouvrent un passage. Il découvre les communs et leurs ouvriers et serviteurs figés dans leur geste, mais parfaitement vivants et seulement endormis. Dans une chambre, la Princesse qui a reçu tous les dons à sa naissance : beauté, richesse, grâce. Il tombe en admiration, même si ses atours datent du temps de son arrière grand’mère ! Elle se réveille, lui dit qu’il a beaucoup tardé. C’est le coup de foudre immédiat et réciproque. Ils se parlent pendant au moins quatre heures alors que la cour affamée par un jeûne de 100 ans attend avec impatience qu’on commence à dîner. On se hâte de les marier.

Les enfants savent bien que c’est l’amour. La rencontre amoureuse est un des moments forts dans les contes. Elle s’accompagne de la conviction d’être faits l’un pour l’autre et du projet de fonder une famille : avec la rencontre du prince et de la princesse puis leur mariage, la chaine des générations va pouvoir reprendre. Dans le conte de Grimm, le baiser du prince marque la concrétisation de l’histoire d’amour et sous entend le début de la vie sexuelle. Dans le conte de Perrault, pas de baiser mais, devant tant de beauté, il s’agenouille, admiratif, même s’il note les vêtements démodés de sa belle. La longue conversation qui suit suggère une relation charmante pleine de spontanéité.

Un des enseignements cachés du conte est que la chaine de la vie s’arrête facilement. Certains couples sont stériles sans qu’on puisse l’expliquer ou peu féconds. Les couples sont là pour perpétuer l’espèce humaine. C’est leur tâche. Un autre, plus caché encore, est que la rencontre amoureuse se fait en dehors de la famille d’origine. Perrault précise en effet que le prince et la Belle ne sont pas de la même famille. Dans nos sociétés exogamiques, on n’épouse pas un membre de sa famille. Pas de mariage entre cousins comme c’est le cas dans les familles du Levant méditerranéen. Les fillettes doivent être préparées à l’arrachement familial et à l’entrée dans une famille étrangère et parfois hostile. Pensons à la figure de la belle-mère jalouse de son pouvoir et qui fait payer à sa bru les avanies qu’elle a elle-même subies en son temps. Les femmes quittent donc leurs parents et vont vivre dans la famille de leur mari. Le message est sous-jacent. C’est comme si la question ne se posait pas.

Le conte de Grimm se termine là avec le mariage et l’annonce du bonheur. Le conte de Perrault raconte la suite. Elle est peu connue. Comme l’écrit Eric Berne, « ce n’est que le début de leurs ennuis ».*

Le Prince n’annonce pas son mariage à ses parents et jusqu’au moment où son père meurt et où il devient roi, deux ans après, il feint d’aller à la chasse quand il veut retrouver sa famille, bien vite augmentée d’une fille nommée Aurore et d’un fils, nommé Jour.
Pourquoi ? Que craint-il ? La raison s’apparente à un secret de famille : sa mère est une ogresse, épousée pour sa fortune. Il se méfie d’elle. Il ne se laisse aller à aucune confidence. Quand il devient roi, il déclare publiquement son mariage et fait venir sa femme et ses enfants au château. Tout finirait bien s’il restait sur place. Mais quand les hommes ne partent pas à la chasse, ils vont à la guerre. Le roi laisse la régence à sa mère et s’en va. La Belle tombe ainsi aux mains de l’ogresse.

Cet épisode confirme le message caché que le but du couple est d’avoir des enfants : une épouse très jeune qui a deux enfants en deux ans ! Notre regard a changé depuis. Toute princesse qu’elle est, la belle continue de subir ce qui a été longtemps la condition féminine.
Le prince est, lui, soumis à ses obligations de roi : les pères dans les contes sont souvent des pères absents. Avec son départ, son foyer devient le lieu de tous les dangers car il délègue le pouvoir à une personne prête à tout pour satisfaire ses appétits, sa mère, l’ogresse qu’il ne peut s’empêcher d’aimer. La méfiance envers les femmes de pouvoir apparaît clairement. Qui peut dire qu’elle a disparu aujourd’hui ?

Etrange thème que celui de l’ogre et de l’ogresse !

Le monde des contes renvoie à une époque où la majorité de la population ne mangeait pas de viande. Les ogres symbolisent les riches qui peuvent manger de la viande, sauf que dans les contes, ils mangent aussi les petits enfants. Ils symbolisent les prédateurs y compris sexuels, même si ce n’est pas explicite. Leur modèle historique est Gilles de Rais qui fut compagnon de Jeanne d’Arc, mais se fit connaître aussi plus tard pour ses crimes sur les enfants.

On retrouve le personnage de l’ogre dans beaucoup de contes. Ici, il s’agit d’une femme, ce qui est plus rare. Cette femme est la belle-mère, figure généralement négative, femme toute puissante une fois qu’elle a obtenu le pouvoir et qui succombe à ses appétits. L’Ogre, en effet, ne résiste pas à ses désirs ; il ne leur met aucune limite. L’enfant sait bien ce qu’est un ogre : un enfant dans la toute puissance qui serait en mesure de satisfaire tous ses désirs, une personne qui n’a jamais développé la capacité de s’occuper des autres ou même de s’en préoccuper, le contraire d’un parent qui joue son rôle de protection de ses enfants. Leurs parents que les enfants trouvent parfois si injustes par ailleurs sont en effet limités dans l’exercice de leur pouvoir par le souci qu’ils ont du bien être et de l’intérêt de leurs enfants. Quand ils ne l’ont pas, ils deviennent des ogres.

Le danger peut donc se trouver au cœur de la famille elle-même, comme les contes l’évoquent souvent. Ce danger est celui de l’assassinat, de l’esclavage domestique ou de l’inceste, rarement nommé. (Rappelons que la leçon du conte s’adresse à un jeune enfant qui se demande comment sera sa vie et comment se conduire pour qu’elle soit bonne). Face à l’ogresse, s’ajoute le risque d’être dévoré après avoir été cuisiné.

La reine commence par isoler la Belle et ses enfants, les mettre à l’abri des regards, afin de s’attaquer librement à eux. La belle, une ignorante, est facile à tromper. Le petit Jour disparaît. Elle le croit mort. La reine en fait a ordonné à son cuisinier de le lui donner à manger. La même situation se répète avec Aurore jusqu’à ce que la reine réclame la maman. Comme dans Blanche Neige, le cuisinier a chaque fois pitié ; il trompe la reine et quand elle découvre qu’on l’a trompée elle s’apprête à faire mourir tout le monde en les faisant jeter dans une cuve pleine de serpents. L’arrivée inopinée du prince sauve la Belle, ses enfants, le cuisinier et sa famille tandis que l’ogresse se châtie elle-même en se jetant dans la cuve. Le roi vit désormais heureux avec sa belle femme et ses beaux enfants.

La belle au bois dormant, un conte pour filles.

Quel est le but de la vie d’une femme ? Le conte prépare avant tout les filles à devenir des épouses et des mères et à préparer les générations suivantes. Rappelons la stérilité et la mort des enfants comme malédiction ; le mariage précoce (15 ou 16 ans) ; les maternités rapides (deux enfants en deux ans) ; les mariages arrangés qui peuvent s’accommoder avec l’amour seulement quand tout se passe bien (le roi et l’ogresse ont fait un mariage d’intérêt, leur fils un mariage d’amour).
Dans nos sociétés modernes où la famille est de moins en moins patriarcale et moins repliée sur elle-même, on cherche à instruire les filles comme les garçons, dans une perspective d’égalité entre les personnes, quel que soit leur sexe. En France, depuis longtemps, comme en témoignent les pièces de Molière, la question de la liberté de choix du couple ne se pose plus comme avant, mais, pour le reste, jusqu’à ces soixante dernières années, on répugnait à instruire les filles. Pour la Belle, la seule instruction concerne les qualités sociales : séduire par sa beauté, charmer par son esprit, savoir danser et chanter. Elle n’a pas d’autre choix que de choisir le prince qui se présente. Elle trouve facilement quoi lui dire, car elle a été a été préparée par les rêves que la fée lui a envoyés pendant son sommeil.

Quelle image de la femme transparaît dans le conte ?

La femme doit être décorative. Les dons des fées sont la beauté, la grâce, l’esprit, bien danser, bien chanter, capacités développées par la vie de cour et la vie sociale en général. L’éducation la prépare au mariage en insistant sur les qualités sociales. Mais elle ignore les connaissances, la réflexion, l’autonomie. Qui a averti La Belle des dangers qu’elle courrait si elle touchait un fuseau et qu’elle était une condamnée à mort en sursis? Personne. L’héroïne n’a aucun pouvoir sur sa vie. Les fées, bonnes et mauvaises ont décidé pour elle. Elle n’est jamais invitée à penser par elle-même. Seules sont valorisées l’apparence et les qualités sociales : beauté, grâce, charme, esprit. La passivité féminine, avec ce sommeil qui dure cent ans et le baiser qui éveille la jeune fille à la sexualité est la règle. On peut dire qu’elle doit se contenter d’être choisie.
Perrault et les frères Grimm diffèrent sur un dernier détail : chez Perrault le prince se met à genoux pour admirer la belle, dans la meilleure des traditions de l’amour courtois. Chez les frères Grimm, il prend l’initiative et lui donne un baiser. Notons qu’il ne lui demande pas son autorisation. Le baiser du prince est devenu le symbole de l’éveil à l ‘amour et à la sexualité au point que les films d’Hollywood, mais aussi les autres se terminent très souvent par la scène du baiser qui symbolise le happy end.

Donc au temps des contes l’homme seul a l’initiative. La femme n’a d’autre choix que de l’attendre, ses sens non encore éveillés. C’est du moins la fable qu’on voudrait nous faire croire. Les fillettes de notre époque n’y croient plus. Elles se voient actives, réveillées quand l’heure est venue (les 100 ans ayant sonné) et se frayant un chemin dans les fourrés du château pour aller rejoindre leur prince et le séduire.

Quel est le scénario de vie de la belle au bois dormant ?

C’est d’abord une histoire de temps. L’histoire se passe dans un passé très lointain (Il était une fois…). Elle prépare l’enfant à son futur qu’il ne peut pas imaginer car ni son esprit ni son corps n’ont opéré les développements nécessaires. Il devra subir toutes sortes de transformations avant de devenir grand.
Elle évoque la durée à attendre pour avoir ce qu’on espère et de ce point de vue, le scénario est de type « Tant que... », comme Hercule avec ses douze travaux. Rien n’est possible tant qu’un certain nombre d’exigences n’ont pas été remplies. Le message social est : « Pas de relations sexuelles avant le mariage ! » L’événement correspond à l’arrivée du Prince qui libère l’héroïne.
La sagesse du conte s’exprime dans l’idée qu’il y a un temps pour tout, mais aussi que le temps ne peut pas passer sans laisser des traces comme le souligne Eric Berne. Le croire serait une illusion. On en trouve l’idée dans la réflexion que se fait le prince que sa belle était habillée comme sa mère-grand et qu’elle avait « un collet monté », détail de sa toilette qui n’était plus à la mode.

La Belle, comme tous les enfants, s’est construit un scénario à partir des messages qu’elle a reçus de ses parents. Certains sont négatifs et envoyés de manière subliminale. Ce sont les injonctions. Ils sont très puissants car précoces et exprimés au niveau non-verbal. D’autres sont envoyés sous forme d’encouragements à se comporter comme attendu par l’entourage. On les appelle prescriptions ou attributions. Ils s’énoncent verbalement et sont souvent conditionnels : Tu es une bonne fille si tu nous fais plaisir et si tu nous fais passer d‘abord. Un troisième type de message est le programme qui est le modèle de comportements donné par les parents.

Les injonctions repérées sont : N’existe pas (c’est la malédiction de la sorcière qui a annoncé sa mort), Ne grandis pas (reste petite pour rester près de nous, tes parents) . On ne lui a rien dit pour qu’elle se prémunisse contre le sort. On peut donc penser qu’elle a reçu l’injonction : Ne pense pas.

Elle a reçu comme attributions : Sois belle et sois conforme aux attentes. Ces « attributions » servent à définir la personne en fonction des vœux de l’environnement et pas des siens. Elle n’a pas forcément intégré le « Tais-toi » qui va avec l’attribution « sois belle » car la première chose qu’elle fait à son réveil, c’est de parler. Elle a reçu le message « Fais plaisir », donc « fais passer les autres d’abord ».

Le programme donné à la fille par sa mère en ce qui concerne l’art d’être une femme est ici celui de la « jolie dame »** qui obéit aux attentes de l’entourage : Elle ne choisit rien, ni son prince, ni d’avoir deux enfants en deux ans. Elle est donc totalement à la merci de l’ogresse et de son prince.
Sa décision est de se conformer aux vœux de son entourage, même si elle proteste parfois, s’exclamant : « Vous avez beaucoup tardé » ! Elle a développé les armes de la séduction.

La belle au bois dormant aujourd’hui

Dans la vie moderne, les femmes ont revendiqué la possibilité de faire certains choix. Elles l’ont obtenue, le choix d’un partenaire de vie n’étant qu’un aspect du problème. Les filles d’aujourd’hui choisissent leur compagnon, quitte à revenir sur leur choix quelques années après dans les milieux où c’est possible.

Pour certaines cependant qui auraient le scénario de la Belle au bois dormant, l’essentiel pourrait être de se plier aux vœux de l’entourage pour n’avoir pas à choisir. Certains choix ne sont pas clairement proposés aux filles : la maternité, le célibat, le métier, la réussite sociale. Choisir demande beaucoup d’énergie. Or quelqu’un qui a une menace de mort sur la tête (N’existe pas) ne va pas rechercher des travaux supplémentaires. Choisir, c’est risquer de se tromper, c’est aussi avoir à prendre la responsabilité de ses erreurs. On peut comprendre que certaines filles, dans un environnement où tout le monde doit choisir entre mille propositions, préfèrent laisser les autres choisir à leur place et être choisies en suivant les traditions. Il y a certes un prix à payer à la soumission, mais elles évitent la responsabilité et peuvent trouver un avantage à se présenter comme de charmantes victimes. La Belle a pu décider de laisser son entourage choisir à sa place.

Les contes balancent entre différentes représentations de la féminité qui nous interrogent : entre la mère de famille (la Reine), la femme-enfant gracieuse, mais impuissante, l’ogresse avide de chair fraiche et de pouvoir et enfin la fée qui donne les talents et celle qui donne les malédictions, quelle place pour une femme puissante qui ne serait pas dangereuse? Le personnage de la jeune fée est le seul qui propose une réalisation personnelle en dehors de la tradition. C’est la marraine (donc célibataire), le recours en cas de difficulté (femme riche puissante et bienveillante). Elle peut offrir aux jeunes femmes perfectionnistes d’aujourd’hui et investies dans leur vie professionnelle un modèle de réussite, une permission de quitter les sentiers battus en étant puissantes. L’ogresse peut elle aussi donner un modèle de puissance, mais destructrice. Pour celles qui seraient tentées par cette piste, l’antidote serait la mesure et la sobriété, qualités à l’opposé de leur nature.

Le conte parle aussi des risques et des dangers courus par l’enfant, trop souvent à la merci des personnes malfaisantes. L’héroïne est une fillette joyeuse, active, curieuse parcourant le vieux château jusque dans ses recoins. Elle n’a pas conscience du risque, mais que lui a-t-on appris ? L’a-t-on avertie contre les fuseaux ? Elle me fait penser à ces fillettes joyeuses et vives qui se trouveront encore aujourd’hui, à la puberté, propulsées sous la chape d’un voile hideux, dans les sociétés traditionnelles.

Comment parler à la petite fille de ce qui l’attend peut-être avant, puis après la puberté dans cette période qui précède la mise en couple ? Bien précieux pour sa famille, il est tentant de la cloîtrer pour la protéger des tentations de l’attirance physique et des entreprises des séducteurs. Cette retraite est le château où la Belle dormit cent ans, une durée fixée par le sort.
Le conte semble donc inviter les filles à la passivité. Selon la logique du scénario et de l’anti-scénario, il peut aussi les inviter à se rebeller et à faire le contraire de ce qui est attendu. La tradition orale populaire, à l’inverse de la mythologie qui insiste sur le pouvoir des dieux, insiste elle sur les ressources de l’être humain et enseigne aux enfants que la volonté, la bonté, l’honnêteté, mais aussi la capacité de dire non sont des qualités utiles pour survivre, réussir dans le monde et être heureux.

Ce conte peut-il concerner les garçons ?

Les personnages masculins de ce conte sont plutôt ternes. Le père de la belle est aimant, mais insouciant : pour protéger sa fille, il se contente d’interdire l’usage des fuseaux dans son royaume sans voir plus loin. Le père du prince est « bon homme ». Il croit les mensonges de son fils. Il n’a pas hésité à épouser une femme issue d’une famille d’ogres parce qu’ils étaient riches. Le prince lui-même est « jeune et amoureux », méfiant à l’égard de ses parents pour protéger son secret, mais insouciant une fois qu’il est devenu le roi. C’est le hasard qui le fait revenir à temps pour sauver sa famille.
Son personnage peut parler à l’imagination des garçons dans le sens où il épouse une jeune fille totalement vierge, de corps et d’esprit, une sorte de page blanche telle Agnès, la jeune fille de la pièce de Molière, « Le Misanthrope », élevée par Alceste, son tuteur, dans l’ignorance du monde. La rencontre avec lui est la première chose intéressante qu’elle vit depuis longtemps. Ce peut être un rêve pour certains garçons.

En ce qui concerne l’identification possible au personnage féminin de la belle, je pense qu’elle est possible. La morale indiquée par Perrault avertit contre l’impatience. Le temps d’attente pour trouver un époux « riche, bien fait, galant et doux » se justifie, mais il n’est pas question d’attendre cent ans ! La rencontre se fait à deux. On attend parfois bien longtemps avant de se trouver. La version masculine de la Belle au bois dormant serait une version romantique avec idéalisation de l’autre. C’est celle du temps des troubadours. Mais une fois entré dans la vraie vie, peut-être vaut-il mieux éviter de partir sans cesse à la chasse ou à la guerre et d’éviter de devenir un père absent.

Les leçons du conte se lisent à un niveau secret. Les parents et les éducateurs se demandent comment parler aux enfants de la vie qui les attend et qu’ils ne peuvent imaginer. Ils sont interpellés par le contenu des contes. Une mère de famille m’a dit qu’elle n’aimait pas les contes, car ils sont trop durs et font peur aux enfants. Mais les enfants sont-ils à l’abri des dangers ? Les journaux sont pleins de récits de crimes avec des ogres, des ogresses, des sorcières, des séducteurs. Comment avertir les enfants sans les rendre trop craintifs, comment les rassurer sans les rendre imprudents ? Comment les éduquer à une prise de risque raisonnable ? Comment faire en sorte, en tant que parents, de laisser nos enfants prendre des risques mesurés pour apprendre à affronter la vie sans nous ? Je crois que les contes de fées et autres histoires ont encore un bel avenir devant eux !

Paris, le 31 mai 2016
Agnès Le Guernic

 

 

* Berne : Que dites-vous après avoir dit bonjour ? Editions Tchou p.50
** Berne : Que dites-vous après avoir dit bonjour ? Editions Tchou p.107